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interviewFishbach : "Comme chez Mylène, j’aime ne pas avoir toutes les clefs des chansons"

Par Antoine Patinet le 03/11/2022
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Fischbach est de retour en 2022 dans nos playlists, avec son deuxième album Avec les yeux et, cet automne, un single inédit en duo avec Pierre Lapointe pour le bande-son de L'origine du mal, le film de Sébastien Marnier. Rencontre avec l'une des plus sérieuses héritières au trône gothique de la reine Mylène Farmer.

Photographie Emma Panchot

“Ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. Sur cela, voyez-vous, je n’ai plus d’illusions.” Arthur Rimbaud n’était pas tendre avec sa ville natale, Charleville – devenue Charleville-Mézières en 1966. Si son fantôme traîne toujours dans les rues de la capitale des Ardennes – tout comme sa dépouille, qui, finalement, ne rejoindra pas le Panthéon aux côtés de Verlaine –, Flora Fischbach, elle, a quitté la ville. Pas pour aller loin, cela dit, mais simplement plus au vert, où elle se réveille face à la rivière, et emmène son chien de feu et de glace, Ardent, faire sa balade matinale. Un nom comme une preuve de l'attachement qu'elle porte à sa région, et aux choses simples, incandescentes.

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Depuis le succès de "Mortel", tout s'est enchaîné : un premier album, À ta merci, salué par la critique, deux ans de tournée, une prestation aux Victoires de la musique, un rôle lesbien dans l’adaptation télé du roman de
Virginie Despentes Vernon Subutex… L’Ardennaise s’est fait une place à part dans le paysage de la pop francophone et dans nos cœurs. Une voix singulière, plus sombre, quasiment sépulcrale, une poésie plus complexe, peut-être, que celles du grand recueil de la nouvelle scène pop. Avec les yeux, son deuxième disque, le confirme : Fischbach est peut-être l'une des plus sérieuses héritières au trône gothique de la reine Mylène. Sa voix ne triche pas, sa plume évoque plus qu'elle ne dit, et elle affiche une certaine méfiance pour le postures et le star-system qui n’est pas sans rappeler l’interprète de “Sans contrefaçon”. Un peu tomboy, un peu girl next door, Fishbach vit dans la vraie vie.

Arthur Rimbaud était malheureux dans les Ardennes, et a fugué. C’était ton idée aussi quand tu es venue pour la première fois à Paris ?

Fischbach : La première fois, je suis venue par amour, pas pour fuir ! Mais j’étais contente de découvrir le monde, de voir des concerts… Et de manger dans de bons restaurants ! J’adore manger !

[Pas de bol, on l’a emmenée dans une brasserie proche du studio photo, et la carte n’est vraiment pas terrible. “Non mais c’est très bien, on va prendre un petit croque”, dit-elle poliment. On enchaîne avant de mourir de honte.]

Et donc, pourquoi retourner dans les Ardennes ?

Je n’avais pas envie de faire un disque qui parle de ma vie de musicienne. Le premier album et la première tournée ont été très intenses pour moi. Je suis quelqu’un d’assez solitaire ; j’avais besoin de donner du temps à ma vie de femme et de continuer à composer de manière un peu intuitive, ludique, et pas seulement parce que j’avais l’obligation contractuelle de faire un deuxième album. On peut vite se retrouver en studio à devoir sortir douze chansons en peu de temps… C’est un processus créatif qui m’intéresse, mais dont je n’avais pas envie pour ce disque.

Dans “Tu es en vie”, tu chantes “j’sais plus écrire”. Tu n’arrivais plus à écrire à cause de la pression du second disque ? À cause de Paris ?

C’est marrant, je ne l’avais pas envisagé dans ce sens-là. L’idée, c’était surtout de raconter ce moment où tu ne sais plus quoi dire à l’autre. Mais peut-être que tu devrais interroger ton rapport à Paris si tu le vois comme ça ! J’aime que les gens s’approprient mes morceaux et y mettent un peu ce qu’iels veulent. C’est personnellement ce que j’aime dans les chansons, ne pas avoir toutes les clefs, se demander ce que l’artiste a voulu dire et y mettre un peu de moi, en tant qu’auditrice… Les chansons de Mylène Farmer, par exemple, ne sont jamais littérales. Chacun en détermine le sens. Elles sèment le trouble, questionnent, et c’est ce qui fait qu’on les réécoute. Et qu’on les aime.

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Tu fais partie des gens qui ont quitté la ville – c’est d’ailleurs le titre d’une des chansons de l’album. On avait pourtant une image de toi plutôt fêtarde. Ça ne te manque pas ?

Je n’ai pas honte de dire que je me suis assagie avec le temps. Aujourd’hui, je vis dans les Ardennes, c’est pas la bamboche. Quand j’étais jeune, j’ai écumé les clubs de Belgique – danser, c’est peut-être la seule activité indoor que j’aime faire. Aujourd’hui, je ressemble davantage au cliché du poète maudit dans sa mansarde qu’à celui de la party girl. Mais j’en ai profité. Je me suis abandonnée, j’ai partagé des choses folles, et, si je devais mourir demain, je me dirais quand même que j’ai eu une belle vie. Mais il y a un temps pour tout, et maintenant je préfère conduire ma voiture à travers la campagne en écoutant Bonnie Tyler.

C’est ce qui traverse un peu ton album : le paysage défile, la météo change… Tu voulais nous emmener en road trip musical ?

Je voulais vraiment imposer un décor sonore, avoir des morceaux tragiques – comme “Téléportation” –, théâtraux, et explorer aussi tous les personnages de ma voix.

Dans ce titre, tu dis n’aimer que les antihéros. C’est d’eux que tu veux parler ?

Complètement. Dans les films, les héros m’emmerdent souvent quand ils sont trop manichéens. Regarde, dans Star Wars, Han Solo, il est beaucoup plus intéressant que Luke Skywalker. C’est celui auquel on s’attache parce qu’il est imparfait, qu’il est goujat. Ses défauts font son humanité.

On a du mal à accepter l’imperfection des artistes ?

Tellement, surtout quand on est une fille. Un musicien qui fait la fête, c’est cool, il est rock’n’roll. Mais une musicienne qui a un peu trop bu, c’est tout de suite : “Mais elle se rend compte qu’elle est ridicule ?” Mais ça ne touche pas que ce milieu. L’injonction à la perfection est partout.

Surtout sur Instagram, non ?

J’utilise assez peu Instagram, que je considère vraiment comme un outil de propagande musicale. Mais, de manière générale, notre époque demande beaucoup de transparence : il faut tout dire, tout montrer… Le mystère n’existe plus ; il a été remplacé par l’injonction à être “soi-même”, ce qui ne veut absolument rien dire. Ce que l’on est évolue en permanence, notamment au contact de notre entourage, mais aussi selon notre éducation, notre culture… Je ne crois pas que chacun soit exceptionnel, et je crois même qu’il est dangereux de chercher à l’être, parce qu’on a alors beaucoup plus de chances d’être déçu. Pour une personne qui réussit, dix mille autres vont se dire que leur vie c’est de la merde. On ne dit jamais aux gens qu’être ordinaire c’est cool. Mais ça l’est !

Tu es assez critique avec l’époque. Dans le titre “Dans un fou rire”, tu dis “des avis, mes amis, et bien je n’en ai pas”. C’est cool aussi de ne pas forcément avoir un avis sur tout ?

Mais oui ! On me demande souvent mon avis sur des sujets sur lesquels je n’ai absolument rien à dire, et parfois sur des sujets qui mériteraient peut-être de réfléchir davantage. Faut-il vraiment donner son avis sur tout ? Le faire tout de suite ? Moi, je change tout le temps d’avis, je n’ai pas envie de prendre, là, une décision définitive sur un sujet que je ne maîtrise pas. Pour répondre à ta question, je trouve que l’époque est assez moralisatrice, et moi la morale ça m’emmerde. C’est mon côté punk, peut-être.

Est-ce vraiment le rôle des artistes de prendre position sur des sujets sociétaux ?

C’est chouette que des artistes utilisent leur notoriété pour faire passer des messages. Mais quand un artiste utilise un message pour se faire une notoriété, ça me met toujours un peu mal à l’aise. En tout cas, je sais que je ne serai jamais vraiment un porte-drapeau, ce n’est pas ma personnalité. Ce n’est pas moins de pression, cela dit : parfois, j’ai l’impression que si je dis que j’aime aussi les mecs, certaines fans vont m’en vouloir !

Tu es devenue une icône lesbienne bien avant ton rôle dans Vernon Subutex. Tu es consciente de ta vibe un peu tomboy ?

Je l’ai toujours eue. Enfant, je jouais à des jeux non genrés alors que l’expression n’existait même pas ! Moi, j’aimais les aventures, je faisais des cabanes, je m’inventais des histoires folles avec mes copains, et l’on prenait ça avec un tel sérieux ! Il faudrait toujours faire les choses avec le sérieux qu’on avait quand on était gamins. Ce flot de concentration, d’investissement, il faut, adulte, s’en souvenir et le préserver. Et réussir à le trouver partout, pas seulement dans la fête. Parce qu’il y a de ça dans ces moments : ton état de conscience est modifié, tu danses, tu t’amuses, tu vis l’instant avec intensité. Seulement le lendemain, à la vue d’une story insta ou de ta tête dans le miroir, l’adulte en toi sera tenté de juger l’enfant qu’il était la veille.

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