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théâtreThéâtre : une "Ménagerie de verre" et de velours en forme de bunker à solitudes

Par Jan Roze le 29/11/2022
théâtre, ménagerie de verre à l'Odéon

Le metteur en scène belge Ivo van Hove revient au théâtre de l’Odéon – après son adaptation de Vu du pont d'Arthur Miller en 2015 –, où il présente jusqu’au 22 décembre sa mise en scène de La Ménagerie de verre de Tennessee Williams. 

Quand Tennessee Williams écrit La Ménagerie de verre en 1943, il vient d’arriver à Hollywood et a pour projet de faire de son histoire un film. Mais la MGM refuse son scénario. L’auteur le transforme alors en une pièce de théâtre, et c’est le début d’un succès bouleversant. Tout au long de sa carrière, Tennessee Williams n’a eu de cesse de révolutionner le théâtre américain avec des drames principalement familiaux, dont les figures, des êtres esseulés, en marge de la société américaine, subissent une condition qu’ils haïssent, et dont ils essaient de s’extraire au point de se perdre. L’auteur est particulièrement doué dans la création de ses personnages féminins, dans l'expression des solitudes, du désespoir mélangé à de l’ennui, des grands rêves coincés dans des petites existences. “Toute vie est un cri du coeur”, disait-il.

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Chacun des protagonistes qu’il façonne est une déclinaison des figures de sa propre sphère familiale. Mais La Ménagerie de verre, qui est en effet la pièce de son répertoire la plus autobiographique, est avant tout l'histoire d’un quatuor. Il y a d’abord Amanda Wingfield – interprétée ici par Isabelle Huppert –, une mère dévorante, coincée dans un petit appartement de fortune dans le Missouri et hantée par sa jeunesse perdue. Puis ses deux enfants adultes, Laura, infirme, timide maladive, repliée sur ses disques et ses amis imaginaires, ses petites figurines de verre, et Tom, le grand frère, qui travaille dans un entrepôt de la ville, qui rêve de partir et sort tous les soirs pour s’enfuir au cinéma. Le quatrième membre de cette famille est un personnage absent, le père, un commerçant parti un jour et dont ils attendent le retour… qui n'arrivera pas. Le temps d’une soirée, Amanda invite un certain Jim à dîner, un "galant" qu’elle espère marier à sa fille. Et c'est à travers par le point de vue de Tom, qui se souvient et raconte, et derrière lequel se cache l’auteur, qu'on entre dans le souvenir de cette nuit catastrophique. 

Le tandem Ivo van Hove, Jan Versweyveld

Une fois de plus, Ivo van Hove impressionne par la beauté et l’étrangeté de son décor, imaginé par le talentueux Jan Versweyveld, scénographe et partenaire complice du metteur en scène. Leur collaboration engendre des spectacles toujours frappants de beauté qui confèrent à chacune des pièces qu’ils adaptent une dimension lyrique et spectaculaire. Ici, c’est un petit espace entièrement recouvert de velours marron au sol, sur les murs et au plafond, très bas. Ce petit bunker a des airs de tanière ou de cave. Pour en sortir il faut emprunter des escaliers qui montent vers l’extérieur, et nous signifient que l’appartement est creusé sous terre.

Ivo van Hove nous raconte l’isolement des personnages. On ne sait plus si cette cellule protège ou enferme : le ventre de ce petit appartement tout en fourrure semble protéger les protagonistes de l'extérieur qui, coupés du monde, perdent pied avec la réalité. La pièce de Tennessee Williams est un huis-clos, et Ivo van Hove l’a pris au mot : c’est une cage, un espace dont on ne sort pas. Sur les murs, des dizaines de figures, des visages qui semblent dessinés avec les doigts sur le velours et surplombent la famille. Des yeux qui, partout, épient et surveillent. Les acteurs les regardent parfois et s’y appuient quand ils évoquent le portrait du père absent, mais présent partout par l’attente qu’il impose aux trois autres, ainsi que par le vide qu’il laisse. Les visages deviennent miroirs de leur propre abandon. 

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Crédit photo : Jan Versweyveld

Le sol de velours, très glissant, impose un déséquilibre aux corps des quatre acteurs. La matière devient organique et raconte leur impossible verticalité. Ivo van Hove incorpore une fois de plus dans sa mise en scène un élément réel qui agit sur les acteurs et raconte les personnages, comme il l’avait déjà fait avec de la terre humide, de la pluie ou une douche de sang. Son décor devient à lui tout seul un personnage supplémentaire, qui se joue des autres, les étouffe, les déplace et les met en jeu. 

Isabelle Huppert, étonnante Amanda.

Le souvenir de cette tragédie familiale est revisité par Tom – Antoine Reinartz –, qui commence le spectacle face public, devant le rideau de scène. On comprend dès les premières minutes que ce qui nous est donné à voir sera de l’ordre de l’interprétation : la mémoire, ici, est un agencement de lambeaux que l’on remet en ordre, déformés par le prisme de celui qui raconte. Nous sommes prévenus : nous entrons dans un espace mental expressionniste, surréaliste. “La mémoire a son siège essentiellement dans le coeur.”

C’est aussi de cette manière que les comédiens sont dirigés. Leur jeu échappe à l’ultraréalisme pour proposer des accents loufoques, exagérant parfois certains instants choisis, selon la valeur émotionnelle du souvenir, comme lorsque Isabelle Huppert coupe ses légumes à la manière d’un cartoon, avec un grand couteau, ou qu’elle crie, allongée dans les escaliers, lorsque son fils s’en va, et que l’on ne sait plus si c’est un cri de désespoir ou de plaisir.

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Crédit photo : Jan Versweyveld

La célèbre comédienne propose une version étonnante du personnage d’Amanda : son débit de parole, rapide, ne s’arrête jamais, à tel point qu'on peine parfois à entendre ce qui est dit, et qu'on ne sait plus bien si c’est la mère ou l’actrice qui a de la difficulté à trouver ses mots. Mais les acteurs ont chacun leurs propres codes d'interprétation. Tandis qu'Antoine Reinartz a un jeu très "cinéma", les deux autres acteurs, Justine Bachelet et Cyril Gueï, habitent leurs personnages avec plus de densité, ce qui permet davantage de projection et de poésie. 

Le désir homosexuel en toile de fond

Tom, chaque soir, s’échappe au cinéma et recherche, lors de ces balades nocturnes, ce qu’il appelle "la lumière couleur arc-en-ciel". Alors que Tennessee Williams n’a jamais fait de l'homosexualité une thématique centrale de son théâtre, chacun de ses personnages masculins porte tout de même en filigrane une souffrance, un secret inavouable qui peut s'en approcher.

D'ailleurs, Ivo van Hove met en exergue cette sexualité non assumée, et sous-jacente, du personnage de Tom : on pense notamment au récit de ses échappées nocturnes, où l’acteur, tout en décrivant à sa sœur les chefs-d’œuvre du septième art, se prélasse sur le sol, enivré, comme après une nuit d’amour. On se demande également si Tom n’est pas amoureux de Jim, tant son sourire est grand à son évocation. Ivo van Hove nous met sur la piste d’une potentielle histoire d’amour qui aurait pu naître entre les deux amis, s'ils n'avaient pas vécu dans l'Amérique des années 1930. 

Portrait d’une jeune fille en verre 

Le point fort du spectacle, c’est la scène entre Jim et Laura. Après un baiser furtif, il y a une danse, un temps suspendu, qui bouleverse et émeut aux larmes. Sur "L’Aigle noir" de Barbara, le metteur en scène nous rappelle les révélations de la soeur de Tennessee Williams, dont est inspiré le personnage de Laura, laquelle fut victime d’agressions sexuelles. L’inceste plane sur cette famille et l'on se demande si le père absent n’est pas, une fois encore, cet "aigle noir". Pour ce personnage de Laura, que l’on sait "infirme" et malade d’une jambe, van Hove choisit de ne pas faire boiter la comédienne. Tout le monde parle de son infirmité, mais aucun d’entre nous ne la voit.

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Crédit photo : Jan Versweyveld

Mais, soudain, Justine Bachelet s’avance, lentement, en boitant beaucoup, sous les yeux gênés des trois autres, et sur la voix presque menaçante de Barbara devenue leitmotiv. Le temps d’une seconde qui pourtant s’étire, le spectateur est frappé par la violence du handicap. Ce court instant, comme une apnée, devient écrin, met en lumière de manière brutale la souffrance de Laura, et sublime son désespoir. C’est à ça que l’on reconnaît les grands metteurs en scène, qui par un tour de passe-passe astucieux et délicat révèlent sans prévenir quelque chose qui nous saute au visage, et, à la lumière des problématiques de notre société actuelle, renouvellent le sens d’une phrase, d’une didascalie, d’un détail qui nous avait échappé jusque-là.

La ménagerie de verre de Tennessee Williams, mise en scène d'Ivo van Hove, au théâtre de l’Odéon, jusqu’au 22 décembre.

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Crédit photo : Jan Versweyveld