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magazineDrag : les reines du monde arabe secouent le patriarcat

Par Fatma Torkhani le 29/12/2022
Les drag queen du monde arabe

[Article à retrouver dans le magazine têtu· disponible en kiosques] La culture drag ne cesse de gagner du terrain dans le monde arabe. Inspirée par la pop culture de la région, elle interroge les rôles de genre dans des sociétés écrasées par le patriarcat.

Illustration La Kahena par Ranobrac

Le succès de Drag Race France a enfin révélé au grand public les queens hexagonales. Et si La Kahena a été éliminée dès le premier épisode, son passage dans l’émission a permis de mettre en valeur la scène drag arabe, qui, du Moyen-Orient à l’Afrique du Nord en passant par la diaspora, incarne tout le folklore de ces régions. Loin d’y représenter un phénomène nouveau, la culture drag semble d’ailleurs y avoir toujours été présente. “Elle est loin d’être nouvelle dans les pays arabes, mais elle existe de façon plus ou moins assumée. Au cinéma, par exemple, on trouve depuis très longtemps des personnages drag dans les productions grand public, en particulier dans les comédies égyptiennes qui dominaient l’industrie culturelle de la région dans les années 1950”, explique Khalid Abdel-Hadi, rédacteur en chef du média LGBTQI+ jordanien My Kali magazine et commissaire de l’exposition Habibi, les révolutions de l’amour à l’Institut du monde arabe à Paris.

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Des acteurs égyptiens de premier plan, comme Abdel Moneim Ibrahim, Mohamed Henedi ou encore Alaa Wali El Din ont plusieurs fois incarné des rôles féminins. Quant à Ismail Yasin, qui fit l’objet d’une interdiction par le syndicat du cinéma égyptien de performer en tant que femme, il est connu pour être l’un des précurseurs du travestissement – notamment dans le film Mademoiselle Hanafi, en 1954. Plus récemment, il faut évoquer l’importance de l’acteur libanais Bassem Feghali. “Il performait en tant que drag queen sur la télévision nationale libanaise dans les années 2000 avec beaucoup de succès, explique Khalid Abdel-Hadi. Il s’habillait comme les chanteuses très populaires Elissa, Yara ou Assala, qui étaient présentes sur le plateau, et faisait des sketchs en les imitant et en interprétant leurs chansons.” Ces numéros, qui faisaient beaucoup rire les premières concernées, étaient également fort bien accueillis par le public.

Une femme trans et drag queen tunisienne

Dans ce genre de spectacles de drag, tout est exprimé sous couvert d’humour. Ce qu’on veut, c’est faire rire et divertir les gens, et il n’y a que dans ce cadre que c’est acceptable, précise Khalid Abdel-Hadi. En revanche, si l’on enlève les rires, que ça devient sérieux et qu’on commence à interroger les codes de la société et les questions de genre, alors ça ne l’est plus du tout.” Et c’est pourquoi le travail d’une personne comme Khookha McQueer lui semble intéressant. Femme trans non-binaire, et drag queen tunisienne depuis 2015, cette dernière analyse à travers son personnage le regard que porte la société sur le genre. “J’ai commencé à expérimenter le make-up artistique à la fac lorsque je faisais des études de design et d’histoire de l’art, se souvient-elle. Au début c’était quelque chose de très subtil.” 

Aujourd’hui, par ses différentes métamorphoses, l’artiste interroge l’acceptation du féminin en Tunisie, par exemple en se réappropriant l’esthétique orientaliste à travers des costumes inspirés de tenues traditionnelles du monde arabe, de la Tunisie à l’Inde. Khookha souhaite aussi “expérimenter ses expressions multiples et plurielles”, suivant l’exemple de la comédienne et chanteuse juive tunisienne des années 1920 Habiba Msika, qui s’habillait en homme. “Quand j’étais enfant, je voyais beaucoup de sketchs qui voulaient reprendre les codes du drag, mais il s’agissait de choses très dérangeantes dont le but premier était de ridiculiser les femmes, comme ce que faisait, par exemple, Lamine Nahdi, un acteur très populaire en Tunisie”, raconte la drag queen qui, elle, tient à revaloriser le féminin.

Les inspirations des queens arabes

Les divas du monde arabe, qu’elles soient actrices ou chanteuses, parce qu’elles incarnent le kitch et la démesure, inspirent les drag queens. Khalid Abdel-Hadi cite ainsi la chanteuse et actrice libanaise Sabah, dont la carrière s’étend des années 1970 aux années 2010, et dont les nombreux divorces et relations amoureuses en font une sorte de Liza Minelli arabe. Il évoque également l’actrice et chanteuse égyptienne Sherihan, qui, dans ses émissions – très populaires, elles accompagnaient le ramadan –, chantait entourée de danseurs habillés de costumes époustouflants tout en plumes et en paillettes. Parmi les plus récentes, on trouve également la sulfureuse Haifa Wehbe. “Elle parle beaucoup aux drags car elle s’est elle-même créé un personnage très subversif, dont la féminité très poussée dérange”, commente le rédacteur en chef de My Kali magazine.

"J’étais fascinée par toutes ces femmes, à la télévision, qui incarnaient une féminité impressionnante.”

Khookha McQuee

La chanteuse libanaise fait en effet régulièrement polémique, notamment avec ses textes, ses tenues – considérées comme trop sexy –, et même sa façon de chanter, que certains trouvent vulgaire. Pour Khookha McQueer, toutes ces femmes incarnent sa conception du féminin : “J’ai grandi dans une famille très conservatrice. Ma mère ne se maquillait jamais, et était toujours habillée de façon très neutre. J’étais fascinée par toutes ces femmes, à la télévision, qui incarnaient une féminité impressionnante”, affirme-t-elle.

Même si les drag queens actuelles reprennent des codes et s’inspirent de la culture populaire, elles restent cantonnées à certains milieux. D’ailleurs, si les contours d’une scène arabe se dessinent de plus en plus et s’importent également à l’étranger à travers la diaspora, “cela reste quelque chose de minoritaire”, rappelle Khalid Abdel-Hadi.

Liban et Tunisie

Le Liban, qui a donné naissance aux premières drag queens de la région, parmi lesquelles la désormais célébrissime Zuhal Kawkab, semble toutefois tirer son épingle du jeu. “Malgré toutes les difficultés que le pays a traversées, la communauté queer libanaise est très implantée et revendicative, car soutenue par une société civile très forte, explique Khalid Abdel-Hadi. C’est ce qui explique pourquoi une vraie scène drag mais aussi des ballrooms ont pris place dans des lieux identifiés à Beyrouth.” 

“Le drag m’a permis de renouer avec ma culture.”

Malek, alias La Kahena

Les choses sont plus nuancées dans d’autres pays, comme la Tunisie, dont est originaire Malek, qui incarne La Kahena. S’il a émigré à l’étranger pour continuer ses études supérieures et vit depuis plusieurs années en France, où il se produit, il raconte avoir “fait un très grand rejet de la Tunisie” à cause de l’homophobie et de l’hypocrisie de la société. “Le drag m’a permis de renouer avec ma culture”, déclare-t-il. Pour le nom de son personnage haut en couleur, à la fois minimaliste et burlesque, il s’est d’ailleurs inspiré d’une reine berbère, connue pour sa résistance contre les armées arabes au VIIIe siècle. “Dans le travail d’une drag queen, il y a tout l’aspect recherche que les gens ne voient pas, explique-t-il. Pour créer un numéro, un costume ou un maquillage, tu lis et regardes beaucoup de choses pour t’imprégner de références que le public va pouvoir identifier. Par exemple, se balader avec des parures en or, avoir un milliard de bracelets aux poignets alors qu’on galère à boucler les fins de mois”, plaisante-t-il.

Après le succès de Drag Race en France, Malek espère pouvoir un jour se produire dans son pays natal. “Ces derniers temps, j’ai eu des propositions pour faire des shows à Tunis. C’est encourageant. J’aimerais beaucoup le faire, mais j’ai peur de m’exposer, et aussi d’exposer mes parents”, confesse-t-il. D’ailleurs, il n’est pas le seul à préférer l’exil : l’Égyptienne Ana Masreya, qui cartonne à New York, crée des espaces où les différentes diasporas des pays arabes, notamment des personnes queers et des réfugiés, se retrouvent pour danser et vivre des moments de communion.

“Il est possible aujourd’hui d’évoluer en tant que drag queen dans un pays arabe."

Khalid Abdel-Hadi, rédacteur en chef de My Kali magazine

En plus de savoir gérer l’art de la transformation, les artistes drag “doivent également savoir manier les subtilités et les contradictions qui font de leur existence un objet culturel et de divertissement capable de faire évoluer les regards des différents peuples sur les communautés queers”, affirme Khalid Abdel-Hadi. Il ajoute : “Il est tout de même possible aujourd’hui d’évoluer en tant que drag queen dans un pays arabe. Khookha McQueer vit en Tunisie, Queen Sultana entre le Liban et la Jordanie, Arabia Felix au Koweït.” Intrinsèquement liée à la situation des personnes LGBTQI+, la scène drag dans les pays arabes est représentative de la contradiction et de l’hypocrisie qu’entretiennent certaines de ces sociétés avec les questions liées aux identités de genre et aux orientations sexuelles.

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