Ils se font appeler maître Hamza, maître Yanis… Via Twitter et Paypal, ils gagnent de l’argent en jouant le rôle du "cashmaster", n’hésitant pas à utiliser les clichés qui leur collent à la peau pour assouvir le fantasme de leurs "pigeons" pour le mâle alpha, "rebeu" de préférence. Décryptage d'un fétichisme lucratif devenu un phénomène gay.
Le compte Twitter d'Amir, Parisien de 27 ans, recense près de 40.000 abonnés. Sa bio, rehaussée d'un drapeau algérien, le présente comme un "rebeu bi de cité, dominant et 100% DZ" – "DZ" est le nom de domaine utilisé sur Internet pour l'Algérie. Une façon de labelliser son profil auprès d'une communauté de soumis adeptes de la soumission, le plus souvent à des mâles "rebeux", lesquels endossent et assument alors le rôle de "cashmaster" – qu'on pourrait traduire par "maître qui encaisse l'argent" de ceux qui, en regard, se font appeler "moneyslave" (esclave par l'argent), cashfag ("pédé à cash") ou tout simplement "pigeons".
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En bon entrepreneur, Amir nous renvoie sur son compte Mym.fans (variation d'Onlyfans), où il se met en scène dans des vidéos aux pratiques dominatrices, du "reniflage" de ses chaussettes au léchage de ses baskets par ses soumis. La paire de sneakers, le plus souvent des Nike TN ou des Air Max, fait d’ailleurs partie de l’attirail du fantasme du "rebeu de cité", au même titre que le survet, la casquette ou la sacoche portée en bandoulière. Amir appelle ses partenaires de jeux les "kelba", "chiennes" en arabe, qui "raquent pour leur maître algérien". Tous les moyens sont bons pour lui faire plaisir et se faire insulter en retour, comme alimenter son compte Paypal – plateforme de paiement en ligne – en lien sur son profil, afin de lui envoyer des offrandes et subvenir à ses besoin du quotidien, par exemple en lui payant son déjeuner au fast-food ou ses billets de train.
Le rebeu dominant, cliché bandant
Amir met également à disposition sa wishlist, liste de souhaits à destination de ses adeptes qui peuvent y choisir leurs offrandes. On y trouve le sac du moment qu’il convoite, des coques pour téléphone ou encore un iPad à 1.649€. On y apprend par la même occasion qu’il possède un animal de compagnie, puisque sa liste comprend aussi une cage et de la pâtée pour chien. Une vidéo nous incite encore à lui acheter le dernier iPhone – "pour que ton boss filme encore mieux les grosses chiennes". On peut aussi le voir jogging baissé, filmant ses claquettes/chaussettes – autre élément récurrent de la garde-robe du cashmaster rebeu – en assénant un bien senti "maintenant t’es ma chienne, sale pédale va".
Ce langage fleuri, ouvertement homophobe, est une autre caractéristique essentielle des cashmasters. Ces hommes doivent en permanence se montrer les plus virulents possibles afin de ne pas faire retomber le rapport de force prisé par leurs adeptes, qui en redemandent toujours plus. À l’image de Geoffrey, 51 ans, informaticien, qui prend sa mission très à coeur : "J’adore me sentir soumis à des hommes arabes et je prends énormément de plaisir à être leur money slave. Tout cela reste virtuel, car je ne mérite pas d’avoir un rapport sexuel avec un musulman. Je les considère comme supérieurs." Le quinquagénaire, qui n’hésite pas à hiérarchiser les personnes sur des critères ethnico-religieux, place ainsi les musulmans en haut de son classement : "Ils possèdent une sorte d’autorité naturelle, un côté très traditionaliste, de par leur religion. Quand je les regarde en salle de sport ou dans la rue, ils ont une sorte d’attitude arrogante qui me rappelle, à chaque moment, qu’ils sont supérieurs à moi. Ils ne font pas semblant d’être dominants. C'est dans leur nature. Leur payer des choses est pour moi une forme de respect. Je ne retrouve pas ce sentiment hiérarchique avec un homme blanc. Les musulmans sont pour moi la nouvelle définition de la masculinité."
"Ceux qui disent que les cashmasters sont une réappropriation du stéréotype doivent y réfléchir à deux fois, car on assiste plutôt à un durcissement de la binarité."
Ayyur, créateur du compte Instagram queersofnorthafrica
Vous l'avez compris, ce kink est évidemment nourris aux clichés. "Ce qu’il faut comprendre avec les cashmasters dits arabes, c’est leur utilisation de l’orientalisme comme d'une industrie qui devient lucrative pour ceux qui, d’habitude, sont soumis à ses diktats", décrypte Ayyur, créateur du compte Instagram queersofnorthafrica. Le problème, c’est que cela renforce encore une fois l’image du rebeu de cité qui va soumettre ledit 'français de souche' blanc. Les cashmaters existent car ils ont été poussés par des dynamiques de racisme sexuel ou d’orientalisme dans lesquelles lesdits 'arabes' sont compris comme des sauvages. Ce côté animal faisait partie de la lecture coloniale française des populations maghrébines. D’ailleurs, le trait de l’orientalisme, c’est de tout mélanger. Si je mets 'arabes' entre guillemets, c’est justement parce qu’on a créé une catégorie où l'on mélange Maghrébins, Syriens, Libanais, etc., sans distinctions. C’est de nouveau un fantasme occidental concernant les corps dits racisés. En réalité, ceux qui disent que les cashmasters sont une réappropriation du stéréotype doivent y réfléchir à deux fois, car on assiste plutôt à un durcissement de la binarité."
Sur leurs profils, les cashmasters jouent eux-mêmes à fond le cliché de l'homophobie dans la culture maghrébine, qualifiant l'homme gay de "sous-merde", de "pute", de "sous-race", etc. La masculinité toxique n'est plus un problème, bien au contraire. Aziz, la trentaine, peut se définir comme un "maître du sud 100% pur sang arabica, tounsi (comprenez Tunisien), nerveux matcho". Sur plusieurs vidéos tirées de ses plans cul, il abreuve allègrement d'insultes ses soumis par ailleurs qualifiés de "haloufs" – "cochons". Le jeune homme a ainsi su mettre en place un business plan qui lui permet de mener la grande vie : ventes de chaussettes sales et de boxers usagés expédiés à domicile, plans cam/téléphone rémunérés via Snapchat et, bien sûr, vidéos Mym que l’on paie à la demande.
Les bons comptes font les bons soumis
À force, les pigeons peuvent y laisser des plumes, signale Geoffrey : "L’argent commence à devenir un problème. Je tente d’arrêter mes virements, mais c’est impossible, c’est comme si j’étais addict. Je dépense 500 euros par mois entre les virements, les Paypal et les produits issus des wishlists de mes maîtres. Certains mois, je suis direct dans le rouge. Cela impacte mes projets de vacances, mais aussi mes dépenses quotidiennes. Malgré tout, mes offrandes aux cashmasters restent ma priorité. J’aime cette sensation d’être utilisé comme un distributeur à billets."
Banquier 2.0, Walid, 23 ans, se définit comme un "master marocain nerveux". Il propose à ses 1.500 followers une formule d’abonnement qui permet d'accéder au groupe Snapchat qu’il a créé avec "deux potos algériens". Sur sa bio Twitter, le jeune homme se vante d’avoir déjà gagné près de 6.700€. Il partage d’ailleurs les captures d’écran de ses conversations avec ses soumis, qui l'implorent de partager son lien Verse – une application style Paypal – afin de lui faire un virement à la hauteur de ses attentes. Réponse implacable : "10€ mdr ? Tu me prends pour qui sale pédale, rajoute 15 tout de suite l’offrande commence à partir de 25€ sac à sperme" (sic). Le pigeon s’exécute alors avec un virement de 15€ intitulé "excusez-moi", suivi d'un autre de 10€ libellé "merci monsieur". Walid partage une autre capture de son Verse, qui affiche 271,52€ au compteur. "Je fais ce fric en 1 journée imaginez la puissance que je dégage avec les lopes qui sont sous ma propriété. Cette vie là, je la mérite depuis tout petit n’est-ce pas ?" Un texte dûment accompagné des drapeaux marocain et algérien, ainsi que de l’emoji doigt d’honneur, pour un folklore complet.
"On assiste aujourd’hui à une inversion des formes de domination et à l’emploi d’une homophobie fonctionnelle qui n’a qu’un but précis : donner un pouvoir économique aux cahsmasters."
Khalid Mouna, anthropologue franco-marocain
"Quand je suis arrivé à Paris au début des années 2000, j’étais serveur dans le Marais et je me suis vite rendu compte que tout un réseau de prostitution masculine d’hommes maghrébins était bien installé", analyse Khalid Mouna, anthropologue franco-marocain. On m’a même proposé de financer mes études en échange de faveurs sexuelles. Un homme se vantait d’avoir pris en charge pendant huit ans tous les frais d’un étudiant en médecine marocain qui venait de rentrer vivre à Marrakech. Ce rapport de domination sexuelle entre les Français et les Maghrébins n’est pas un phénomène récent, il prend juste de l’ampleur avec les réseaux sociaux. La différence, c’est qu’avant tout se faisait en cachette, alors qu'on assiste aujourd’hui à une inversion des formes de domination et à l’emploi d’une homophobie fonctionnelle qui n’a qu’un but précis : donner un pouvoir économique aux cahsmasters, qui arrivent à monétiser l’imaginaire de l’homme arabe viril et homophobe." Quitte à renier leurs propres valeurs ou leur identité profonde : vous voulez du cliché, de la la caillera de cité, un homme violent, misogyne et homophobe ? Très bien, vous en aurez pour votre argent !
Des cashmasters qui dépendent de leurs pigeons
Antoine, 47 ans, travaille dans le secteur médical et vit à Lyon. Plus de 2.000 abonnés suivent son quotidien de moneyslave sur Twitter, Snapchat et Telegram. L'homme dépense près de 800€ par mois, qu’il répartit entre plusieurs cashmasters maghrébins qu’il rencontre régulièrement "dans la vraie vie" et qui ont entre 18 et 35 ans. "J’ai eu mon premier rapport sexuel avec un Marocain. J’adore le côté pacha du mec, et même si je couche aussi avec des Blancs, j’ai toujours été attiré par les Maghrébins. Ils ont un côté dominateur beaucoup plus important que les Blancs, et sont bien plus virils. Ils dégagent clairement une masculinité toxique, et c’est ça qui me plaît", assume-t-il. Alors que certains cashmasters se cantonnent au virtuel, ceux d’Antoine passent à l’acte afin d’assouvir leur fantasme et au passage alimenter leur réseaux sociaux en filmant leurs ébats, seuls ou à plusieurs : "La plupart sont bi, et je peux voir que ça les excite quand je raque. Ils m’envoient des messages ou des vidéos où il se branlent quand ils reçoivent ma tune, c’est ça qui crée leur jouissance."
Le plaisir du pigeon, lui, est d'un autre registre : "Mon excitation vient lorsque le mec publie des captures de mes virements et partage le fait que j’ai raqué pour lui. Dans le jargon, on dit qu’il expose son trophée. Cette exposition peut se monnayer via ce qu’on appelle un 'RT game'. Je dois alors payer un euro pour chaque like, commentaire ou partage de son post où je figure." Système qui peut rapporter gros aux cashmasters. Certains nous confient gagner facilement plus de 5.000€ par mois. Accentué par le bouche-à-oreille et l’appât du gain, le phénomène s’est vite intensifié sur internet. À tel point qu'il n’est pas rare de voir aujourd'hui des masters âgés d’à peine 18 ans, attirés par cet argent facile. "Mon maître de 18 ans ne bosse pas. Je sais qu’au fond il n’a pas de thunes et qu’il dépend de mes virements et de ses autres moneyslaves, confie Antoine. Pourtant, quand tu mates son profil Twitter, il fait croire qu’il vit dans le luxe, comme un influenceur ou un mec de téléréalité."
Forcément, des petits malins tentent d’infiltrer le business en créant de faux profils, alors attention aux arnaques ! "Il y a de plus en plus de mythos, mais ça reste très facile de les reconnaître. La première chose que je demande au cashmaster, ce sont différentes photos de lui, avec plusieurs tenues, et qui montrent un visage que l’on puisse reconnaître", conseille Antoine. Car même bourré de clichés et basé sur un jeu de rôles dominant/dominé, voire exploitant/exploité, la règle doit rester la même que dans tout échange sexuel : le consentement, qui doit être partagé.
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Crédit photo : Sinitta Leunen Unsplash