Chloé Thévenin, DJ, productrice et compositrice de musique électronique, se distingue à la fois par son esprit club et par sa capacité à sortir des sentiers battus.
Nul besoin d'avoir fréquenté Le Pulp, mythique et regretté club lesbien, ni de courir les soirées électro du Rex, où elle est résidente, pour connaître le nom de Chloé Thévenin, alias Lumière Noire – l'appellation de son label, entité artistique à part entière avec laquelle elle sort les disques d'autres artistes, comme Sutja Gutierrez ou encore Inigo Vontier.
À lire aussi : Tove Lo : "Dirt Femme renvoie surtout à la vision que je porte sur ma féminité"
À l'automne 2022, Chloé a reçu le Grand Prix Sacem des musiques électroniques – “C'est le signe d’une évolution des mentalités et des perceptions concernant cette musique longtemps mal comprise. La preuve d’une forme d’ouverture des institutions” –, et Blanquita, film du Chilien Fernando Guzzoni dont elle a signé la BO, figure dans les présélections des Oscars 2023. Le 1er février 2023, son public découvrira une nouvelle BO, celle du film La Montagne, de Thomas Salvador. Et si malgré ça vous ne remettez toujours pas l'artiste, elle vous propose deux morceaux pour la découvrir : "Mars 500", orienté club, et "Tamed in Anyway", tiré de la BO d’Arthur Rambo, film de Laurent Cantet – et accessoirement son générique de fin. Deux tempos différents pour apprécier le travail nuancé de cette artiste hybride, figure de l'électro en France.
Ta musique est assez éclectique, et il est difficile de lui coller une étiquette…
Chloé : J’ai toujours appréhendé la musique de cette façon-là, depuis mon premier maxi sorti en 2002 sur le label Karat, qui était celui du magasin qui s’appelait Katapult. Les prod étaient technos mais aussi plus calmes, éthérées, et comprenaient de la guitare. Quand on est DJ, on a un rôle fonctionnel ; l’objectif est d’amener le club à la danse. Quand je n’ai pas cette contrainte, j’aime explorer et piocher des éléments ailleurs. La musique électronique est si puissante qu’elle permet de se diversifier.
Pourquoi ce nom, Lumière noire ?
C’est une position de contradiction que j’adopte quand je compose. J’aime aller vers des sons sombres mais porteurs d’une part de lumière. C’est ce que je retrouve dans les sonorités des vieux disques de no-wave et new-wave des années 1980, cette scène un peu industrielle et post-punk. Il y a un truc rock aux sonorités électroniques un peu sombre, proche de l’expérimentation sonore, qui est en même temps capable de t’emporter. La musique est capable de créer des images sonores propres à chacun, qui fluctuent selon notre interprétation. Et la lumière joue un aspect important dans le clubbing. Elle accompagne la danse pour créer ce moment de transe collective caractéristique. La lumière noire, c’est quelque chose qui reflète ce qu’on ne voit pas.
"Il y a quelque chose dans la musique répétitive qui se rapproche de la transe, qui nous dépasse."
C’est ce qui t’attire dans la musique électronique ? Cette transe collective ?
J’admets que ce qui m’a attirée vers l’électro, c’étaient les soirées, les raves, ces espaces différents du reste de la planète. J’y croisais des gens qui me ressemblaient. Aujourd’hui, c’est pratiquement devenu une nécessité. J’ai besoin de cette énergie, de cet échange avec le public. Les soirées où l'on joue de l’électro durent longtemps, et il y a quelque chose dans la musique répétitive qui se rapproche de la transe, qui nous dépasse. Derrière les platines, raconter une histoire devient vraiment intuitif. C’est une expérience très méditative, un exutoire. J’amène des intentions, et tout le reste se construit avec le public. Je cherche d’abord l’expérience collective. Je ne suis pas dans des sonorités efficaces ou édulcorées. Je n’ai pas de recette précise.
Tu ne te cantonnes pas non plus à un seul format. Les soirées, la production, les bandes originales, les spectacles… Qu’est ce qui te pousse à explorer autant de domaines ?
J’aime beaucoup créer avec un cadre. Une ambiance de film, un remix, un morceau pour un EP, un spectacle de danse… ça change du tout au tout. Je le prends toujours comme un jeu. On me donne des instructions, et je dois alors trouver l'équilibre entre mon esthétique et ce qu'on attend de moi. C’est valable aussi en tant que DJ, où il y a un va-et-vient permanent avec le public. Et puis quand tu fais un back to back [mixer en duo] avec quelqu’un, il faut arriver à quelque chose de cohérent, écouter ce que fait l’autre, prendre du recul pour avoir une vision plus globale… ça te sort de ton narcissisme !
Avant d’ajouter autant de cordes à ton arc, tu as commencé dans des soirées queers mythiques, et notamment au Pulp.
J’ai été résidente au Pulp pendant une dizaine d’années. C’était un club tenu par des filles, pour les filles, mais où les garçons pouvaient venir. Une vraie résidence au sens premier du terme. J’y faisais mes soirées, des Warm Up [ premières parties], on invitait aussi pas mal de filles DJ ; la programmation musicale y était exigeante. J’y ai rencontré des gens qui sont encore des amis aujourd’hui. Le Pulp, c’était une famille un peu dysfonctionnelle, avec ses bons et ses mauvais côtés. Mais, finalement, il y a eu beaucoup d’amour. Et puis c’était surtout un espace de liberté d’expression féministe à une époque où il n’y avait pas d’autres soirées de ce type. Il faut se remettre dans le contexte. Moi, les premières soirées que j’ai faites, c’était des soirées LGBTQI+, entre autres des soirées têtu·. J’ai encore le flyer d’une soirée mémorable à l’Opéra Bastille, dans les sous-sols ! C’était il y a 20 ans, j’étais jeune et on se marrait énormément. Musicalement, c’était transversal, il y avait des DJ qu’on n’avait pas l’habitude de voir. Ce qui est sûr, c'est que le Pulp a comblé un vide. Heureusement qu’il a existé.
"La musique électronique vient directement des milieux underground gays."
Quel lien existe-t-il à tes yeux entre la culture queer et la musique électro ?
Pour moi, la musique électronique vient directement des milieux underground gays. C’est, dès le départ, une musique très politisée. Il ne faut pas oublier d’où l’on vient. Je voudrais que cette scène queer perdure, que ce soit un endroit de tolérance et d’acceptation pour la communauté LGBTQI+. Aujourd’hui, la fête est moins politique, même s’il y a encore des initiatives qui vont dans ce sens. Par exemple, une soirée réservée aux filles, comme les soirées de Rag et la Barbieturix, c’est politique. Et c’est hyper important.
Quand tu as commencé, tu étais l’une des rares femmes de la musique électro. On te le faisait sentir ?
Heureusement, dans les festivals, on voit de plus en plus de femmes DJ, de compositrices. Mais ce changement s’est fait très lentement, en même temps que la démocratisation de cette musique. Ce qui m’insupportait le plus, c'était les remarques comme quoi je mixerais différemment d’un homme, de façon soi-disant plus “féminine”. Il y a aussi : "C’est bien ce que tu fais pour une fille.” Ça lamine tout mon travail. Je suis DJ, je compose, je produis de la musique. Je n’ai personne à côté de moi pour me dire ce que je dois faire. Je n’ai ni sbire ni boss producer. La musique ne devrait pas être genrée. C’est de la bêtise.
À lire aussi : Mélodie Lauret : "Je parle d’amour donc je parle d’homosexualité"
Crédit photo : Alexandre Guirkinger