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cinémaRencontre avec Claire Devers pour le retour de "Noir et Blanc", bijou SM des années 80

Par Morgan Crochet le 04/02/2023
Noir et Blanc, un film de Claire Devers

Premier film de Claire Devers, Noir et Blanc est rendu de nouveau visible au cinéma dans plusieurs salles de France. Rencontre avec la réalisatrice de cet ovni cinématographique sorti en 1986, une critique des centres sportifs devenue un classique du cinéma gay sadomasochiste.

"Tu m'as compris trop vite. Tu ne pouvais plus retenir ton désir de frapper. Je ne sais jamais où tes mains vont se poser, si c'est l'épaule ou la jambe ou les reins." Ces mots sont ceux d'Antoine, l'un des protagonistes de Noir et Blanc, premier film de Claire Devers, à qui le Festival de Cannes a décerné la Caméra d'or en 1986. À l'occasion de son retour ce mercredi 8 février au cinéma dans quelques salles – Noir et Blanc sera tout d'abord projeté au Reflet Médicis avant de quitter Paris et de s'exporter en régions –, nous avons rencontré sa réalisatrice, aujourd'hui âgée de 67 ans. Convoquant Deleuze et Sacher-Masoch (qui a donné son nom au masochisme), elle évoque avec nous l'homosexualité et le sida.

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Antoine, chétif comptable, est chargé d'une mission dans un centre sportif incluant une piscine, un sauna, et des espaces de massage et de musculation. Lorsqu'un nouvel appareil est livré, le directeur lui propose de tester la machine devant une partie de l'équipe, puis de profiter d'un massage. Parmi les employés présents ce jour-là, Dominique, masseur noir laconique… Les premiers regards qu'il lance à Antoine sont d'une intensité stupéfiante. La rencontre a lieu sans qu'ils aient à se dire un mot.

Le soir-même, Dominique rejoint dans son bureau le comptable, qu'il emmène se changer tout en restant au coin de sa cabine, l'obligeant à se déshabiller en sa présence. Bientôt, les mains puissantes du masseur manipuleront le corps frêle et nu d'Antoine, excité au point de ne pouvoir se relever sans dissimuler son désir sous un peignoir. Les séances de massage, durant lesquelles les mains se poseront toujours plus fermement sur le corps du comptable, seront bientôt suivies de cris, et de coups. Jusqu'au jour où, le bras cassé, Antoine devra être hospitalisé, avant que Dominique ne le rejoigne et le conduise dans un hôtel miteux, puis dans une usine désaffectée, où leur histoire prendra fin.

Claire Devers Noir et Blanc
Crédits : Tamasa Distribution

Une critique SM du tournant néolibéral

Au cœur du film de Claire Devers, une critique de l'individualisme galopant des années 1980, et notamment des centres sportifs. "J'avais 25 ans quand j’ai vu débarquer les années 1980, et j'ai été choquée de voir comment, en vieillissant, les gens redevenaient conformistes. C'est à cette époque qu’ont explosé un peu partout les fameux centres sportifs, qui se créaient au nom de la santé. On n’était plus dans les utopies, on avait tout abandonné, on se recentrait sur soi, et je trouvais ça terrible. Au départ, je voulais faire un documentaire", explique la réalisatrice.

Mais c'est finalement avec une fiction qu'elle va traiter le sujet, influencée par sa lecture du texte de Gilles Deleuze Présentation de Sacher-Masoch. "Je la relis et je décide finalement d'inventer un personnage banal, sur lequel tout le monde peut se projeter, un petit comptable incolore, gris, passe-muraillle, et qui va rencontrer ces outils de musculation. Parmi eux, il y aura les mains, celles du masseur. Et ce qu’explique très bien Deleuze, c’est que celui qui dirige la relation, c’est le maso. Dans mon film, il n’y a pas de sadisme de la part du masseur, qui subit la volonté de l’autre", explique Claire Devers, qui tient à préciser qu'elle n'a pas cherché à mettre en scène une histoire d'amour : "Antoine rate la relation parce qu'il est dans le narcissisme, dans l'autodestruction. Il est dans un rapport de jouissance de son corps, dont l’autre est exclu".

Claire Devers Noir et Blanc

Douleur et plaisir

Quand on lui demande pourquoi elle a choisi de mettre en scène deux hommes, la cinéaste sourit et marque une pause. "Je voulais aller encore plus loin dans une forme de miroir. J’aurais dû, par rapport à qui je suis, lutter encore plus contre le psychologisme et le sentimentalisme si j’avais pris un homme et une femme. C'était un écueil dans lequel je ne voulais surtout pas tomber", confie-t-elle. Pas de sentiments, donc, Mais Claire Devers tenait en revanche à la sensualité, sans toutefois mettre en scène la jouissance dans la douleur.

"Quand on va dans la découverte de soi, on ne peut pas le faire sans l’autre, c’est pas vrai."

Claire Devers

"Le plaisir, je le découvre bien plus tard. Quand je fais moi-même renaître cette sensation éphémère et qu'elle peut durer. Je me souviens de la première fois et alors seulement, le souvenir de la douleur me donne du plaisir, après coup", déclare le personnage d'Antoine. C'est donc seul qu'il prend du plaisir, un choix symbolique plutôt que naturaliste assumé par la réalisatrice, qui insiste par là sur l'individualisme de ce personnage construit comme une allégorie des années 1980. Individualiste, mais dépendant de l'autre. "Quand on va dans la découverte de soi, on ne peut pas le faire sans l’autre, c’est pas vrai. Mon personnage masochiste a besoin de l’autre, de la radicalité de quelqu’un pour se découvrir soi-même. L’entre-soi est mortifère. On ne peut pas se suffire. On a toujours un point aveugle en nous, et c’est ce point que va explorer le personnage", explique-t-elle.  

Claire Devers Noir et Blanc

Le corps meurtri des années sida

"À l'époque, confie Claire Devers on demandait aux femmes de faire des petites comédies romantiques dans lesquelles les personnages féminins étaient dépressives ou mal baisées. Moi ce que je voulais, c’était faire un film d’horreur, un film de genre un peu radical, comme La Nuit des morts vivants".

Interrogée sur la réaction des hommes gays à l'époque, elle se souvient : "La communauté homosexuelle a très bien reçu le film, je pense, parce que je parlais de souffrances qu’on pouvait rencontrer dans le début des années 1980, avec le sida. J’ai compris que j’avais touché une fibre émotionnelle très forte, mais ce n’était pas mon intention. Moi j’étais plus dans un truc mental d’élaboration, dans la portée du concept du masochisme".

Force est de constater que le public gay ne s'y est pas trompé. La gestion, mécanique, du corps frêle et souffrant d'Antoine, sa relation avec Dominique qui le retrouve à l'hôpital et l'en extirpe, cette économie de sentimentalisme rendant chaque geste et chaque parole universels, disent en effet quelque chose de leur époque marquée par la maladie, les soins et la souffrance.

>> Noir et Blanc, à partir du 8 février au Reflet Médicis, à Paris.

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Crédits photos : Tamasa Distribution