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cinéma"Titanic" : pourquoi Jack et Rose ont aussi été une bouée de sauvetage pour les LGBT

Par Marion Olité le 17/02/2023
Leonardo DiCaprio dans "Titanic"

Pour fêter les 25 ans de Titanic, le film mythique de James Cameron est ressorti au cinéma dans une version restaurée. L’occasion de revenir sur ce qu'il représente pour la communauté queer, bien au-delà du désir gay suscité par le twink Leo…

À première vue, associer queerness et Titanic peut paraître saugrenu. L’histoire d’amour tragique entre Jack et Rose à bord du "paquebot de rêve" n’est-elle pas un récit de plus au service de l’hétérosexualité, avec une demoiselle en détresse à sauver ? Une lecture superficielle de l'œuvre peut en effet le laisser penser, mais Titanic possède un petit détail qui fait la différence : une perspective féminine. Le récit nous est en effet raconté à travers les yeux de Rose, et ça change tout.

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Sommée par sa mère d’épouser Cal Hockley, un homme riche, possessif et violent, afin de préserver sa famille de la banqueroute, Rose, 17 ans, est sur le point de se suicider quand Jack débarque dans sa vie. Si le jeune artiste fauché lui ouvre les yeux (littéralement, lors de la fameuse scène sur la proue du bateau) quant à l’existence d’un autre monde dans lequel elle serait libre d’aimer qui elle veut et de "cracher comme un homme", elle va rapidement reprendre les rênes de sa vie, cesser de monter en amazone sur l'existence et s'y lancer à califourchon. C'est elle, ainsi, qui demande à Jack de la dessiner nue avec son fameux "cœur de l’océan".

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Le point de vue féminin adopté via Rose ouvre le champ des possibles et invite à une interprétation queer des personnages. La réalisatrice lesbienne Céline Sciamma cite d'ailleurs Titanic parmi ses inspirations au moment de tourner Portrait de la jeune fille en feu : "Si Titanic a été un énorme succès, c’est parce que c’est totalement queer. DiCaprio et Kate Winslet n'étaient pas des stars, il n'y avait donc pas de dynamique de pouvoir entre eux. Par exemple, si vous regardez la scène de sexe du film, c'est Rose qui est aux commandes. Jack est totalement fragile et peu sûr de lui. Je pense que ça a été un énorme succès parce que c'est une histoire d'amour égalitaire et émancipatrice."

La Leomania côté queer

Dans les yeux de nombreuses personnes LGBTQI+, privées à la fin des années 1990 d’une représentation digne de ce nom sur les écrans, Jack peut alors devenir une butch. Sa garde-robe plaît aux lesbiennes, tout comme le physique androgyne du jeune Leonardo DiCaprio. "Dans les soirées queers, le nom de Leo revenait inévitablement lors des conversations sur les idoles que nous avions convoitées en tant qu'adolescent·es sexuellement confus·es. […] Aussi, ces costumes : la flanelle ! Le velours côtelé ! Les bretelles !!! Tellement gay que ça fait mal. Il représentait la douce butch de mes rêves", se souvient Shannon Keating sur Buzzfeed.

Dans la communauté, la leomania ne frappe donc pas que les gays amateurs de jolis twinks mais aussi les femmes lesbiennes et bisexuelles. Pour nombre d’entre elles, alors adolescentes en quête de leur identité, il a constitué un premier éveil à leur queerness. Ryan Menezes analyse : "Titanic et DiCaprio ont fourni un moyen 'sûr' pour les femmes homosexuelles de fantasmer, sans l'angoisse de devoir effectuer son coming out". Un an avant Titanic, en 1996, DiCaprio incarnait le Roméo de la plus queer des adaptations cinématographiques du classique de Shakespeare, Romeo + Juliet, signée Baz Luhrmann. Et en 1995, dans Rimbaud Verlaine d’Agnieszka Holland, il interprète le poète français maudit, un personnage ouvertement gay (le seul de sa carrière) et porte déjà un costume d’époque qui, sur son corps androgyne, crée un trouble dans le genre. Mieux, la recherche de casting pour le rôle de Jack dans Titanic parlait d’un physique "à la Ellen Degeneres" (qui cartonne à cette époque aux États-Unis avec la sitcom Ellen).

"Vous passeriez presque pour un gentleman", lance Cal à Jack, tandis que celui-ci vient de subir un relooking express par Molly Brown (Kathy Bates), sorte d’alliée dans le film. Plusieurs fois, Jack se travestit en revêtant les atours du "gentleman". L’idée de jouer avec les codes vestimentaires, très stricts et genrés à cette époque, a quelque chose de queer. Lors du dîner en première classe, Jack s’entraîne à se comporter comme un homme de la haute société, sous le regard amusé de Rose qui descend les escaliers du grand salon. Il l’accueille par un baise-main et lui dit : "J’ai vu ça un jour à la télé et j’ai toujours eu envie de le faire". On peut ici comprendre qu’appartenir au genre masculin est une chose qui s’apprend, notamment par mimétisme et représentations culturelles.

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Après le dîner, Jack est invité à prendre un brandy dans le boy’s club de Cal où, selon Rose, "ils se congratulent d’être les maîtres du monde". Il décline l’invitation et refuse ainsi d’appartenir à ce groupe d’hommes, dépeints dans leur majorité comme inintéressants, au mieux, voire toxiques. Dans le script original, Jack disait ensuite à Rose : "Il est bientôt l’heure pour mon carrosse de redevenir citrouille", se comparant à Cendrillon. Autant d’indices qui peuvent aussi mener à une lecture trans du personnage de Jack, par ailleurs seul protagoniste masculin imberbe dans le film (tous les autres ont au minimum la "barbe de trois jours").

Premier rôle masculin, Jack est très peu dévêtu, on ne montre jamais son torse. On l’entrevoit à peine dans la scène de sexe avec Rose, qui est par ailleurs filmée de façon très différente des romances hétérosexuelles. Celle-ci met l’accent sur les mains, une partie du corps particulièrement appréciée dans la culture lesbienne. Rose joue avec celles de Jack, les embrasse et lui intime cet ordre très sexy : "Pose tes mains sur moi, Jack". Plus tard, c’est la main de Rose qui se plaque contre la vitre embuée de la voiture. Pour Ryan Menezes, soit "Jack est une femme dans l’obligation de se faire passer pour un homme ou bien il est un homme trans, dans une société qui n’acceptait de toute façon aucune des deux possibilités".

Et la merveilleuse Kate Winslet dans tout ça ? Une lecture attentive du personnage de Rose peut donner quelques indications sur une potentielle bisexualité. Dans une perspective lesbienne, Rose correspond à la catégorie des fem. Elle n’est pas une grande fan des hommes, dont elle se moque à l’occasion. Comme lorsqu’elle répond à Bruce Ismay, qui vante la taille du Titanic : "Vous connaissez le docteur Freud, monsieur Ismay ? Ses idées sur la préoccupation de l'homme au sujet de la taille pourraient vous intéresser…" Rose semble aussi attirée par les dessins de femmes nues, que ce soit à travers ses goûts picturaux (le tableau de Picasso) ou lorsqu’elle observe avec curiosité les dessins de Jack à Paris. Le personnage frondeur de Rose, son intelligence et sa sensualité, n’a pas non plus laissé les bébés queers de l’époque indifférents. "Je pense que j'avais le béguin pour Jack et Rose, vraiment. En tant que femme queer qui est attirée à la fois par les personnes à tendance masculine et féminine, mon passage de l'identification au désir, et inversement, en ce qui concerne l'identité de genre est en constante évolution", explique Shannon Keating.

Titanic s’est durablement inscrit dans l’imaginaire des personnes queers ayant grandi durant les années 90. On le regarde aujourd’hui comme un film doudou, dont on connaît toutes les répliques par cœur. Des autrices comme Sarah Fonseca avec Sea Queens, Rachel Maldonado avec Her Maiden Voyage, ou Adiba Jaigirdar et son roman A Million to One, réimaginent le mythe pour en proposer des versions saphiques. S’il comprend sa dose de kitsch très queer-friendly – au hasard un gros diamant bleu ou la présence de queen Céline Dion avec son incompatible "My Heart Will Go On" – Titanic ne se range pas dans la catégorie des plaisirs coupables, et pas seulement parce qu’il a été récompensé par onze Oscars. Il reste intemporel dans son propos : le naufrage du patriarcat et la volonté d’émancipation de celles et ceux qui n’appartiennent pas à une norme mortifère. Jack et Rose tiendront toujours une place à part dans nos cœurs.

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Crédit photo : 20th Century Fox