[Article à retrouver dans le dossier Bande dessinée du magazine en kiosques] Le yaoi, un genre de manga à l’eau de rose centré sur des relations entre garçons, connaît une popularité grandissante. De nombreuses femmes et personnes queers y trouvent des exemples de masculinité douce, ouverte sur les sentiments.
Un grand garçon ténébreux aux larges épaules surplombe de sa carrure un jeune éphèbe ingénu qui ne comprend pas d’où vient le frisson qui lui parcourt l’échine. Leurs yeux se rencontrent, leurs mains s’effleurent, coup de foudre, yeux bercés d’émotion, câlins chastes : bienvenue dans le yaoi. Dans ce genre de manga, aussi appelé Boy’s Love (BL), la romance, les émotions sont partout, et les protagonistes presque tous des hommes aux traits délicats, voire androgynes. Et si l’on peut y trouver quelques relations sexuelles, elles sont loin d’être centrales : mieux vaut pour cela se tourner vers le bara, comparable au porno gay.
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En réalité, le succès du yaoi, y compris sous nos latitudes, tient du paradoxe, puisqu’il s’agit de romances entre garçons principalement écrites – et lues – par des femmes. Loin d’une fétichisation des hommes gays par des femmes hétéros, ces œuvres proposent des récits complexes, fluides et infiniment plus queers qu’il n’y paraît. “Dans les années 1970, les premières autrices de yaoi venaient surtout du manga estampillé « pour filles », le shojo, et souhaitaient s’affranchir des romances stéréotypées qui caractérisaient le genre, explique Guillaume Kapp, attaché de presse des éditions Jungle et passionné de culture japonaise. Elles voulaient proposer d’autres histoires, plus explicites, et sortir des sentiers battus.” Dans le shojo, les héroïnes tenaient davantage de la plante verte : très douces, infantilisées et ne demandant qu’à être sauvées par un homme. Mais les intrigues des premiers yaoi ne soulèvent pas encore de vrais enjeux, et se contentent de rester en surface.
Un genre qui s'affranchit du sexisme
Comme le rappelle Nicolas, 31 ans, créateur du blog spécialisé Yaoi Cast, “mettre en scène des couples de garçons, c’était libérateur parce qu’on leur autorise tout ! Ils peuvent faire des bêtises, être vulgaires. Narrativement, c’était plus intéressant. Les autrices gagnaient en liberté au niveau du dessin, de la mise en scène… Ce qui explique pourquoi le genre est à l’époque si novateur.” Rutile, éditrice webtoon chez Dargaud et grande consommatrice de Boy’s Love, y voit quant à elle la longue négation du désir féminin : "Un truchement s’opère à travers le yaoi lorsqu’on crée un mec à qui est reconnu le droit d’avoir un désir sexuel." Une relation entre deux hommes présente par ailleurs l’avantage de construire un rapport égalitaire débarrassé des dynamiques de domination sexiste.
On aurait pourtant pu imaginer que les femmes queers se tournent vers le yuri, le Girl’s Love, des romances lesbiennes qui existent depuis aussi longtemps que le yaoi. “Mais le genre est né du fantasme masculin de voir deux filles ensemble. Le public et les auteurs sont majoritairement des hommes”, observe Guillaume Kapp. On y trouve une mise en scène fantasmée et érotisée. Si certaines œuvres se révèlent moins fétichisantes, comme Si nous étions adultes, Autour d’elles ou encore Bloom into You, elles font figure d’exception.
"Écrire des relations entre mecs permet de se libérer d’une partie du male gaze."
Mais même les autrices queers ne sont pas exemptes de male gaze (point de vue masculin), auquel peut s’ajouter une lesbophobie intériorisée. “C’est difficile pour les femmes de se détacher du regard masculin, qui est tellement présent dans la culture qu’on l’a intégré, développe Rutile. Il faut réussir à définir nos propres codes.” Si les autrices peuvent essayer de représenter des relations lesbiennes affranchies de cette influence, “écrire des relations entre mecs permet de se libérer d’une partie du male gaze”. Dans Nomi et Shiba, deux lycéens tombent amoureux l’un de l’autre. Tout le monde a remarqué leurs sentiments réciproques… sauf les principaux intéressés. Pas de drague, pas de séduction : un de leurs camarades, ouvertement gay, va jouer les entremetteurs.
Beautés androgynes
Du côté des lectrices, on y trouve également son compte. “Honnêtement, on propose de la merde aux meufs hétéros, donc je comprends qu’elles préfèrent le Boy’s Love, lance Rutile avec un sourire cash. Le yaoi leur offre des représentations masculines différentes, avec un regard féminin très appuyé. Une amie hétéro en lisait énormément pour se remettre d’une rupture. C’est apaisant de voir des modèles de couples auxquels on est moins habituées.” Traits fins, cheveux longs, silhouettes élancées : on découvre une beauté plus délicate. “Les hommes des yaoi sont des créatures fantasmées à travers lesquelles on projette ce que l’on veut, explicite Rutile. Ils redéfinissent ce que pourrait être une virilité idéale sous le prisme féminin. C’est du domaine de l’exploration.”
“Le bishonen, le stéréotype japonais du jeune et beau garçon, incarne une beauté masculine à laquelle les Occidentaux ne sont pas habitués.”
Cette beauté androgyne est d’ailleurs renforcée par le regard occidental, car “le bishonen, le stéréotype japonais du jeune et beau garçon, incarne une beauté masculine à laquelle les Occidentaux ne sont pas habitués”, insiste Dr Pralinus, 31 ans, auteur du webtoon Boys Will Be Boys, qui travaille sur une thèse portant sur le yaoi. Cette fluidité brouille les barrières du genre et permet notamment aux femmes de se projeter dans ces personnages. “Comme lesbienne, on s’affranchit déjà pas mal du genre et de ce que l’on attend d’une femme. De la même manière, les personnages de yaoi sortent des normes établies, souligne Rutile. C’est plus simple de s’identifier à des œuvres de fiction écrites par des femmes quand on en est une.” Et même si, “dans les vieux titres Boy’s Love, on retrouve tout de même un codage « qui fait la fille, qui fait le mec » avec un rapport dominant/dominé, il y a toujours une potentialité de renversement puisqu’ils sont socialement vus comme deux mecs, donc deux égaux, contrairement au couple hétéro”, complète Dr Pralinus. Surtout qu’aujourd’hui cette dynamique est passée de mode, et qu’il est bien plus compliqué de dire au premier regard qui est actif et qui est passif.
Une masculinité accessible
Lorsque le yaoi arrive en France, Nicolas, de Yaoi Cast, est extatique. “On voyait enfin des relations gays dans les mangas. Même si elles n’étaient pas très réalistes, c’était génial, se souvient-il. Je lisais du Boy’s Love comme de la pure fiction.” Il apprécie alors ces personnages masculins qui sortent des “clichés machos”, et n’y voit aucune fétichisation. Il est d’ailleurs impossible de comparer le female gaze des dessinatrices de yaoi au male gaze qui pèse sur les femmes lesbiennes dans les yuri. “Puisque le porno lesbien est créé et consommé par des hommes hétéros, la société a tendance à projeter leurs ressentis sur ceux des femmes. Ce n’est donc pas pertinent pour les femmes lesbiennes, explique Lia, fan de yaoi. Dans le yaoi, ce ne sont pas les mêmes rapports de force qui entrent en jeu, car l’on apprend beaucoup moins aux femmes à objectifier les hommes que l’inverse.”
“Toute une génération d’otakus (fans de mangas) qui n’avaient pas vraiment de communauté ont exploré leur sexualité à travers les mangas, reprend Rutile. Au début des années 2000, la majorité des filles qui traînaient sur des sites de fanfictions homoérotiques se disaient hétéros – dont moi. Depuis, on se rend compte que ces mêmes personnes ont fait des coming out lesbiens, bi, trans… À la Y/Con, la plus grande convention des homo-fictions de France, la plupart des tables sont tenues par des couples lesbiens ou des personnes transmasc.” La huitième édition, en décembre 2022, a rassemblé 110 exposants et enregistré plus de 4.000 entrées. “Pendant ma transition, le yaoi m’a permis de me projeter dans une masculinité accessible, raconte Dr Pralinus. C’était plus facile de me dire que je pouvais ressembler à un mec de yaoi, car un mec musclé à moustache, ça prend au moins deux ans de prises de testostérone. Les monologues intérieurs, les sentiments des personnages sont aussi très présents dans ces mangas, et l’on m’a inculqué, enfant, le côté émotionnel que réserve aux femmes notre société patriarcale.”
"Ce qui fait l’unicité et la spécificité du yaoi, c’est qu’il met en avant des hommes qui expriment leurs sentiments et leur sensibilité."
Au Japon, les fans de Boy’s Love ont reçu les surnoms de fujoshi (“filles pourries”, en français) et fudanshi (“garçons pourris”). À l’origine péjoratifs, ces termes ont fini par être récupérés par les lecteurs. En général, ces garçons n’adhèrent pas aux codes classiques de la virilité. “Ce qui fait l’unicité et la spécificité du yaoi, c’est qu’il met en avant des hommes qui expriment leurs sentiments, leur sensibilité, soulève Nicolas, de Yaoi Cast. Ça déculpabilise ceux qui sont jugés trop sensibles par la société.”
Une nouvelle vague plus sensibilisée aux questions LGBT
Comme le souligne aussi Guillaume Kapp, il n’est pas rare de voir des auteurs de bara écrire des récits se rapprochant du BL, bien plus rentable, comme Mes yeux rivés sur toi, de Kuro Nohara. Ces œuvres, plus grand public, avec des personnages lambda aux physiques banals mettent en avant leur vécu et leur volonté d’authenticité. Les éditions Akata, notamment, promeuvent des auteurs concernés qui abordent des thèmes comme la découverte de son homosexualité, le coming out, les premiers émois, etc.
“La nouvelle génération de mangakas yaoi est sensibilisée aux questions LGBTQI+, avance Nicolas. Elle est plus confrontée à ces thématiques puisque la communauté est plus visible." On y trouve des corps plus divers, des thématiques pertinentes en adéquation avec l’expérience gay. Dans Given, on suit un groupe de musique lycéen dans lequel un personnage tombe amoureux de la nouvelle recrue et lui fait son coming out. On y retrouve des problématiques comme le harcèlement scolaire et l’homophobie, dont les conséquences peuvent être particulièrement lourdes. Le thème du suicide y est d’ailleurs abordé.
“Cette nouvelle vague fait du bien, car les lecteurs se lassaient d’avoir toujours les mêmes schémas narratifs et les mêmes physiques."
Si la romance est toujours au centre du yaoi, il subit l’influence du bara, plus cru, et réciproquement. La mangaka Scarlet Beriko a notamment repris les codes du porno gay dans ses œuvres Boy’s Love. “Cette nouvelle vague fait du bien, car les lecteurs se lassaient d’avoir toujours les mêmes schémas narratifs et les mêmes physiques, note Nicolas. Aujourd’hui, il y a une diversité graphique, thématique, et les genres sont de plus en plus poreux. On retrouve ainsi dans le BL des aspects fantastiques, fantasy, historiques, politiques, de l’action ou encore de l’humour.”
Old Fashion Cupcake se place ainsi dans un registre plus mature et met en scène deux collègues âgés de 29 et 39 ans. Le premier va devoir remotiver le second, en pleine crise de la quarantaine, et lui montrer qu’il n’est jamais trop tard pour mettre du piment dans sa vie. “C’est plus agréable de lire des récits qui reflètent ce que moi j’ai vécu, note Nicolas. Si j’avais lu ces types de récits plus jeune, ça m’aurait sûrement aidé à comprendre plus rapidement qui je suis et ce que je ressentais.”
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Crédit photo : éditions Akata