De passage au festival Canneseries, qui lui a remis le prix de l’Engagement Konbini, Joey Soloway nous a accordé un entretien exclusif afin de revenir sur la série Transparent et faire le point sur ses projets, forcément engagés.
Peu de séries télé peuvent se vanter d’avoir révolutionné le genre de la fiction. Il y a dix ans, Transparent débarquait sur nos écrans, offrant une vision alors inédite de la transidentité. Puisant l'inspiration dans la propre expérience de son père, Joey écrit et met en scène les Pferfferman, une famille fictive dont les membres doivent gérer leurs doutes, leur judéité, et accepter la transidentité de leur mère Maura. Une décennie plus tard, Joey mesure encore l’impact de sa création : "Des tas de gens viennent me voir pour me dire que, grâce à la série, un ou une membre de leur famille a parlé de sa transition, ou a compris et assumé sa transidentité. C’est incroyable et terriblement émouvant."
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Si, à l’époque, la série vaut à l’acteur Jerrey Tambor un Golden Globes et un Emmy Award pour son interprétation de Maura, Joey ne lui donnerait probablement pas le rôle aujourd'hui : "Je ne demanderai pas à un acteur cis de jouer le premier rôle. Quand j’ai créé Transparent, je n’avais pas compris que j’étais moi-même trans, et je n'avais pas la même vision qu'aujourd'hui." Dramaturge, producteur.rice, scénariste, Joey Soloway a déjà connu mille vies. À 57 ans, c’est désormais au théâtre qu’iel passe la totalité de ses journées, où Transparent est en passe de devenir une comédie musicale – les représentations commenceront le 20 mai à Los Angeles. "J’ai la chance d’avoir mon adelphe Faith à mes côtés, qui compose et chante depuis qu’iel est enfant. Nous avons toujours rêvé d’écrire ensemble une comédie musicale. D’ailleurs, on peut en voir les prémices dans l’épisode final de Transparent, qui en était une"
The Godyssey
Mais si Joey est à Cannes, ce n’est pas seulement pour profiter du fameux tapis rose du festival de séries, mais aussi pour dénicher un diffuseur pour The Godyssey, un documentaire en trois saisons où iel part sur les traces d’une figure oubliée de la spiritualité, la déesse Amtlai, la mère d’Abraham : "Lorsque la pandémie est arrivée, un bon ami à moi, qui est rabbin et queer, m’a envoyé par email une amulette que je devais imprimer et accrocher au mur afin de me protéger du covid. J’ai tenté de la traduire et découvert qu’il y était inscrit : je suis la mère d’Abraham, Amtlai. Je n’avais jamais entendu parler d’elle et j’ai décidé d’en savoir plus." Joey se lance alors dans une quête spirituelle et historique qui l’emmène sur les traces de cette déesse oubliée : "J’ai tourné le pilote de la série en Crète, car Zeus et Abraham ont une histoire quelque peu similaire. Zeus a été élevé par une chèvre, Amalthée, qui est le même prénom qu’Amtlai. J’ai donc tenté de trouver des connexions entre la mythologie et l’Ancien Testament. Mon but est de réhabiliter son mythe et de prouver son existence."
"Je rêve d’un monde où, d’ici 20 ans, on hallucinera de savoir qu’à notre époque les médecins décidaient de l’assignation sexuelle d’une personne en se basant sur son apparence physique."
Donner une voix à celles et ceux qui n’en ont pas est une des obsessions de Joey, qui a écrit une poignée d'épisodes de Six Feet under (2001), et ce dès les débuts de la série qui met scène un couple gay à une époque où la télévision peine encore à montrer un baiser entre deux hommes. En 2010, iel produit ensuite United States of Tara, offrant un nouveau regard sur la maladie mentale et le trouble dissociatif de l’identité. En 2016, iel participe au projet 5050by2020, une réaction au #MeToo qui promeut l’égalité dans l'industrie hollywoodienne, avant de cofonder Disruptors fellowship, un programme destiné à promouvoir dix artistes racisés trans ou non-binaires. Son objectif ? Changer radicalement les mentalités : "Quand je vois que nous visons dans une société où l’on interdit les shows de drag queens, cela me fait peur. Je rêve d’un monde où, d’ici 20 ans, on hallucinera de savoir qu’à notre époque les médecins décidaient de l’assignation sexuelle d’une personne en se basant sur son apparence physique, sans attendre que l’enfant décide par lui-même ce qu’il désire être."
Docteur Soloway
Si, aux yeux du public, Soloway s’est fait connaître sous un autre prénom, iel avoue devoir s’adapter au concept de deadname : "J’ai eu mes enfants dans ce que j’appelle « le monde d’avant ». Je ne savais rien à l’époque de la transidentité. Mes enfants m’appellent encore « maman », et ça ne me dérange pas du tout. J’ai de nombreux proches queers et tout le monde s’arrange un peu à sa sauce, certains s’appellent baba ou dada, dans Transparent nous utilisions le terme « mapa ». L’essentiel est d’être cohérent avec ce que l’on ressent. Mes proches n’ont pas à faire le deuil de qui j’étais, car ils m’aiment beaucoup plus maintenant que j’ai affirmé ma transidentité. Si je dois faire un deuil, c’est celui du temps que j’ai gâché à ne pas oser devenir moi-même, et si quelqu’un ose me dire qu’il préférait l’ancienne version, il peut aller se faire foutre."
Dans une société qui a encore du mal à comprendre et à accepter la non-binarité, Joey a su trouver tous les subterfuges possibles et imaginables afin de se faire respecter : "Je vais vous donner un exemple : lorsque je réserve un vol dans une compagnie aérienne, je coche la case « Dr. », qui veut dire docteur, comme si j’étais une personne qui possédait de grands diplômes, car c’est le seul pronom non-binaire disponible dans la majorité des compagnies aériennes. Lorsque j’arrive dans l’avion, je ne suis ni Monsieur, ni Madame, juste Docteur Soloway, point barre."
Un titre qu'iel pourrait d'ailleurs obtenir bientôt. "Je compte bientôt m’inscrire à l’université afin d’étudier l’anthropologie et la théologie. Préparez-vous à devoir m’appeler Docteur pour de bon !" À l’aube de la soixantaine, Soloway peut se vanter d’avoir une énergie débordante et communicative. Nous terminons notre entretien durant lequel iel nous aura posé tout autant de questions qu’iel nous aura donné de réponses : "Merci pour cette interview, concluons-nous. Merci d’être queer, de le faire savoir et de l’assumer au grand jour. C’est important."
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Crédit photo : Studio Vigerie