[Article à retrouver dans le dossier Bande dessinée du magazine en kiosques] Des bandes dessinées accessibles partout et à tout moment, dont les aficionados se regroupent en communautés soudées. Bienvenue dans l'univers des webtoons, ces BD queers à scroller qui entretiennent une grande proximité avec leurs lecteurs et s'imposent aujourd'hui dans les librairies.
Quand on est bédéphile et queer, on se lasse vite des Astérix et des Tintin de papa-maman ; on veut des bandes qui nous ressemblent ! Et c’est justement l’atout des webtoons : ces bandes dessinées uniquement disponibles en ligne sont rapidement publiées, accessibles partout, tout le temps. Ce format a émergé en Corée du Sud, entre autres grâce à une plateforme lancée en 2004 par Naver, le géant de la tech de l’Asie du Sud-Est, puis ouverte au marché français en 2019, où elle rallie désormais plus de deux millions de lecteurs chaque mois (sur 82 millions au niveau mondial). Si l’appli comporte bien sûr les traductions des succès coréens et américains, les auteurs français y signent de plus en plus de contrats d’édition. D’ailleurs, sur environ 300 séries originales Naver, 50 sont françaises, qui regorgent d’intrigues queers.
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“Il est beaucoup plus simple pour les auteurs de publier un webtoon”, reconnaît Pascal Lafine, créateur de Verytoon et directeur des collections Kbooks et Delcourt/Tonkam. Auparavant, un jeune auteur devait envoyer ses planches à un éditeur qui décidait où non de le publier. “Or, sur le marché, certains genres étaient mis de côté, note-t-il. La BD française actuelle, c’est la BD à papa, destinée à un public assez âgé.” Les amateurs de webtoons, eux, ont plutôt entre 15 et 30 ans. Ce manque de renouvellement du public entraîne une certaine frilosité de la part des éditeurs papier, qui voient les histoires queers comme des “sujets de niche”. Sur la plateforme de Naver, au contraire, on en trouve à la pelle : Because I can’t love you, Day Dreamer, Sex, Drugs & RER, Les Vampires anonymes ou encore Boys Will Be Boys.
Scroll, cliffhanger et contenus originaux
L’autre force du webtoon, c’est le scroll, le défilement des cases, qui rend l’histoire particulièrement dynamique. Ce qui sied parfaitement au modèle de Naver, basé sur l’économie de l’attention et le feuilleton. Et puisqu’il faut payer pour profiter de plus d’un chapitre d’une série par jour (entre vingt secondes et deux minutes de lecture), les éditeurs de webtoon soignent leurs cliffhangers (fin créant une forte attente), qui ponctuent chaque épisode. “Il est vraiment important que l’auteur donne envie de lire la suite”, confirme Émilie Coudrat, directrice marketing de Naver. Scroll et cliffhanger forment donc la base sur laquelle les créateurs vont développer intrigue et personnages avec une très grande liberté.
Pour se démarquer, les plateformes recherchent des contenus uniques et originaux. “Les créatrices de Colossale, Diane et Rutile, l’ont bien compris, qui combinent les sujets politiques du moment, comme la critique sociale et le mépris de classe, avec un personnage original : une héritière passionnée de musculation”, souligne Émilie Coudrat. C’est également l’occasion pour les auteurs et les artistes, notamment LGBTQI+, de s’exprimer en créant des œuvres personnelles qui sortent du lot. “Il y a une forte demande de contenus Boy’s Love (yaoi), affirme Émilie Coudrat. Une large partie du public est fan de manga, mais ce genre a été historiquement marqué par une certaine hétéronormativité et un male gaze assez prégnant, alors nous sommes ravis de découvrir ces nouvelles créations, qui répondent à une vraie demande.”
Des communautés soudées, des créateurs à l'écoute
Ces histoires, à la fois singulières et rafraîchissantes, séduisent un public avide de représentations qui se mue rapidement en communautés soudées autour du même rendez-vous hebdomadaire. C’est le cas pour Tacmela, qui a publié Porte-Bonheur, où l’on suit les pérégrinations de Clément, un jeune garçon déprimé qui a du mal à affronter son quotidien teinté d’angoisse – il est d’ailleurs accompagné d’un fantôme nommé Angst (“angoisse” en français). “Clément a un crush sur un autre garçon, et beaucoup de personnes se sont réjouies de la tournure que prenait l’histoire, explique l’auteur. Les critiques du lectorat sont immédiates, contrairement aux publications papier sur lesquelles on bosse pendant des mois sans savoir comment les lecteurs vont réagir. En ligne, les fans partagent leurs émotions directement, et ça donne la sensation qu’on ne travaille pas pour rien, que les gens sont attachés à notre histoire.”
"On envoie des signaux, on voit dans les commentaires si le public mord, s’il est nécessaire de rajouter une phrase, un flashback, une image de rappel si quelque chose n’est pas clair."
Rutile, cocréatrice de Colossale
Ce partage sert aussi d’aiguillon aux auteurs. “On envoie des signaux, on voit dans les commentaires si le public mord, s’il est nécessaire de rajouter une phrase, un flashback, une image de rappel si quelque chose n’est pas clair, détaille Rutile. Même si l’on garde la main sur les décisions scénaristiques, c’est important de rester à l’écoute. C’est un bon indicateur qui permet de faire des ajustements pertinents.” Avec ces retours constants, les jeunes auteurs prennent confiance dans leur travail. Tacmela a ainsi démarré à tâtons, sur Canvas, le site d’autopublication de Naver. Ses histoires ayant été plébiscitées par le public (qui soutient les œuvres à coups de likes), les éditeurs de Webtoon lui ont proposé de signer un contrat d’auteur original. “Je répondais à quasiment tous les messages qu’on m’écrivait, j’entretenais une grande proximité avec les lecteurs, dit-il en souriant. Je réajustais parfois certains passages, certains dialogues selon ce qu’ils pointaient.”
Écran ou papier, deux écoles
Se présenter devant les éditeurs avec un projet abouti qui a fait ses preuves et a su fidéliser des passionnés constitue un sérieux argument. “Grâce aux statistiques de Webtoon, les éditeurs savent que le public sera au rendez-vous”, appuie le bédéiste. Lors de l’annonce de la publication papier du tome 1 de Colossale aux éditions Jungle, “la communauté s’est jetée dessus dès les précommandes, se souvient Rutile. Mais la partie n’est pas pour autant gagnée : pour faire un best-seller, il faut que les ventes s’inscrivent dans la durée !” En signe de reconnaissance, les autrices de Colossale ont laissé leur webtoon accessible gratuitement en ligne.
“Certains ne veulent pas dépendre des écrans pour la lecture. Même si les webtoons sont vraiment faits pour ça.”
Diane, cocréatrice de Colossale
“Certains ne veulent pas dépendre des écrans pour la lecture, reconnaît Diane. Même si les webtoons sont vraiment faits pour ça.” Et si offrir une adaptation papier innovante est une main tendue à ce public, c’est également l’occasion de recréer une œuvre à part entière – sans céder aux codes de la BD classique – qui ne soit pas une pâle copie de la version web. Ce qu’ont parfaitement démontré les adaptations de gros succès internationaux comme le monstre sud-coréen True Beauty ou encore le mastodonte néo-zélandais Lore Olympus. Alors que le premier a été imprimé sur papier glacé, dans un mélange exquis entre un magazine et un livre, le second a opté pour un format imposant, capable de retranscrire la verticalité vertigineuse de l’œuvre originelle.
Le défi, c’est de ne pas succomber à la tentation de vouloir reproduire l’effet du scroll, qui, sur une BD papier, donne l’impression d’avoir affaire à des actions démultipliées. Toutefois, certaines caractéristiques du webtoon, comme les cliffhanger à la fin de chaque chapitre, donnent un accent authentique à ce format hybride. Diane et Rutile comptent bien reproduire l’engouement numérique grâce à un autre atout non négligeable : “On a la chance d’avoir des libraires prescripteurs, qui recommandent des livres à leurs clients, s’enthousiasme Rutile. Ce sont des professionnels passionnés.” Ah ça, rien de tel qu’une bonne vieille librarie !
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Crédit photo : Diane Truc et Rutile, Webtoon France