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cinémaRessortie de "Jeanne et le garçon formidable" : rencontre avec Virginie Ledoyen, Martineau & Ducastel

Par Franck Finance-Madureira le 14/06/2023
Le film "Jeanne et le garçon formidable", d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau, ressort en salles

Le premier film d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Jeanne et le garçon formidable, inclassable comédie musicale sur le sida, fait son retour au cinéma à l'occasion de ses 25 ans. Pour têtu·, les deux réalisateurs, mais aussi Virginie Ledoyen, qui tient le rôle titre, se souviennent.  

Une comédie musicale tendre et politique sur le sida, une héroïne libre et affranchie, et une narration qui traite avec légèreté et engagement des problèmes sociaux de notre pays au son de "La java du séropo"… C'est ainsi que Jeanne et le garçon formidable, d'Olivier Ducastel et Jacques Martineau, a brisé les codes du genre à la fin du siècle dernier. Œuvre-hommage à Jacques Demy, tragi-comédie en chansons et en pas de danse, le premier film du duo Ducastel-Martineau a marqué de sa singularité l’année 1998. Vingt-cinq ans après sa sortie, alors que le film retrouve ce mercredi 14 juin le chemin des salles dans une belle version restaurée, Olivier Ducastel, Jacques Martineau et la comédienne principale du film, Virginie Ledoyen, répondent à nos questions.

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L’aventure de Jeanne et le garçon formidable est intimement liée à votre rencontre, Olivier et Jacques, qui marque aussi le début d’une grande histoire d’amour…

Olivier Ducastel : J’avais écrit un film de chassé-croisé amoureux, très inspiré de Demy, qui s’appelait L’Année de l’amour. Il y avait des chansons et des personnages gays. Avec le recul, le scénario était pas mal, mais il manquait quelque chose. C’est alors que je rencontre Jacques chez des amis en commun pour discuter de son projet de comédie musicale en hommage à Jacques Demy. Il nous chante les chansons au piano, et j’apprends ce même jour qu’il vient de se faire larguer par son boyfriend. On est tout de suite sortis ensemble. Quand j’ai lu le script, en tant que jeune séropo, c’était vraiment ce que j’avais envie de faire. Alors je lui ai proposé qu’on le réalise ensemble, ce qu’il n’avait même pas envisagé. 

"Le titre de travail a longtemps été Olivier a le sida."

Jacques Martineau

Jacques Martineau : Je me voyais plutôt scénariste et je ne m’imaginais pas faire une carrière de réalisateur. J’ai pensé le film en 1993 et l'ai écrit en 1994. Cela me faisait super peur, par rapport à notre relation naissante, qu’on le réalise ensemble, mais je me suis laissé convaincre. Le titre de travail a longtemps été Olivier a le sida. Comme j’étais chez Act Up, j’aimais bien ce côté un peu provocateur.

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Comment se sont faits les choix de casting, et comment s’est passé le tournage ? 

Jacques Martineau : On était au départ plutôt parti sur des personnages trentenaires avec les duos Jeanne Balibar/Mathieu Amalric, puis Karin Viard/Lucas Belvaux, mais les deux sont tombées enceintes successivement, et l'on ne pouvait pas attendre. 

Olivier Ducastel : Nous avons rajeuni un peu les personnages et relancé un casting. On a vraiment été heureux de trouver Virginie Ledoyen, mais les délais étaient trop courts pour lui faire réenregistrer les chansons, donc elle a été doublée. C’est un peu dommage, car je suis sûr qu’elle aurait pu le faire ! Quant à Matthieu Demy, j’avais travaillé avec lui sur le montage de Trois places pour le 26, et c'est lui qui a entendu parler du casting. On a pris un café, il nous a dit qu’il savait depuis peu que son père était bi et mort du sida, ce qui n’était pas encore public. Tout faisait sens. 

Jacques Martineau : On a fait des essais, il était super, on ne pouvait pas dire non ! C’était très beau, même si c’était sans doute un peu violent pour lui. 

Virginie Ledoyen : De mon côté, j’ai tout de suite été séduite par le regard de Jacques et Olivier sur le monde, sur l’époque. J’avais 20 ans et j’aimais bien l’idée de ces personnages aux prémices de leur vie. Le scénario et la musique étaient dingues, et je connaissais bien Mathieu. J’ai aimé ce personnage tellement solaire, libre, moderne. Tout le monde avait envie d’être Jeanne. Et j’ai beaucoup appris au contact des militants d’Act Up avec lesquels on a tourné. Au-delà de l’image médiatique et des coups d’éclat, j’ai pris conscience de leur travail de fourmi, très précis, auprès des séropos, mais aussi des toxicomanes ou des sans-papiers. 

Olivier Ducastel : Le tournage a été intense. Il a duré sept semaines, un peu plus de trente-cinq jours, avec une scène musicale chaque semaine qu’on répétait les samedis. 

"Je rêve de faire Jeanne 2 avec Jacques et Olivier."

Virginie Ledoyen

Virginie Ledoyen : J’ai un souvenir très fort de la scène tournée à Stalingrad [quartier du Nord-Est parisien], en plein soleil, avec la sono à fond et des danseurs partout, c’était magique ! Et j’adore l’écriture de Jacques et Olivier, leur travail sur la langue. Et puis cette scène de petit déjeuner avec Mathieu, où l’on inverse les codes, lui à poil et elle en caleçon ! En fait, je rêve de faire Jeanne 2 avec Jacques et Olivier ! 

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Quels ont été les retours à l’époque ?

Olivier Ducastel : Le film a été présenté en compétition officielle au Festival de Berlin. Je me souviens de Jacques, qui a fait de l’allemand, tentant de déchiffrer les articles de la presse allemande. Lors de la sortie en France quelques semaines après, la presse a été très bonne ! C’est le seul de nos films qui nous a valu un bon papier dans les Cahiers du cinéma ! Il a d'ailleurs plutôt bien marché, puisqu'on a fait autour de 200.000 entrées. Notre distributeur en espérait sûrement le double… Quoi qu'il en soit, les retours ont été très bons, et de nombreux spectateurs ont pris le film de façon très intime, très émotionnelle. 

Jacques Martineau : L’article du Berliner Zeitung était vraiment excellent, mais je ne suis pas sûr d'avoir tout compris… Régulièrement j’ai des étudiants en master scénario, ou plus souvent des étudiantes, qui me parlent du film alors qu’ils n’étaient même pas nés à la sortie. C’est hyper mignon, parfois troublant mais sympa…

Virginie Ledoyen : On m’en parle encore maintenant, et très souvent ! C’est un film important dans l’histoire du cinéma, mais aussi, de la même façon que 120 battements par minute qui revenait sur cette époque avec le regard d’aujourd’hui, pour les communautés concernées. Je suis très heureuse que des jeunes gens aient l’occasion de découvrir le film aujourd’hui, parce qu'il n’est pas normé, pas dans le prêt-à-penser, et puis si ça peut donner envie de refaire de vraies comédies musicales ! 

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Le film aborde des sujets sociétaux relativement absents à cette époque, vous en aviez conscience ? 

Virginie Ledoyen : Malgré son genre considéré, à l'époque, comme daté – plus personne ne faisait de comédie musicale ! –, le film a en effet été précurseur sur de nombreux sujets sociétaux qui sont devenus, entre temps, très importants : les travailleurs migrants, le sida et les couples sérodiscordants par exemple. Utiliser ce style et ce ton un peu surannés pour aborder, de façon avant-gardiste, des sujets brûlants et graves explique, à mon sens, pourquoi Jeanne et le garçon formidable reste culte ! Comme dans le cinéma de Demy, on est dans le registre du "bonbon empoisonné" : c’est sucré, la musique est entrainante, mais les sujets évoqués sont poignants. 

Olivier Ducastel : On en avait conscience oui, notamment avec les retours lors de notre recherche de financements assez complexe ! On nous reprochait justement le mélange des genres. 

Jacques Martineau : Si la liberté du personnage de Jeanne a parfois choqué, pour l’essentiel, elle a été perçue comme très moderne. Pour moi, le film est une belle histoire mais il est aussi construit comme un objet politique qui évoque la séropositivité, l’homosexualité, la toxicomanie, les sans-papiers, l’immigration… On avait un peu de retard sur la réalité de l’épidémie [le film a été écrit avant l’arrivée des trithérapies], et c'est pourquoi notre deuxième film, Drôle de Félix, a été écrit comme une réponse à cela, un complément, une façon de dire que le monde avant un peu changé. Mais il y a un côté "clan de fidèles", même dans le métier, autour de Jeanne. Cette ressortie, vingt-cinq ans après, lui doit beaucoup ! Je ne peux m’empêcher de penser que, quand on a fêté les 25 ans des Demoiselles de Rochefort, Demy était mort, et qu’il avait mon âge... 

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Crédit photos : Malavida Remora