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spectacleFestival d'Avignon : "Hedwig and the Angry Inch" fête ses 25 ans

Par Aurélien Martinez le 10/07/2023
La pièce "Hedwig and the Angry Inch" fête ses 25 ans au Festival d'Avignon 2023

Vingt-cinq ans après sa création aux États-Unis, Hedwig and the Angry Inch, spectacle musical culte de John Cameron Mitchell, débarque au Festival d’Avignon avant de s’installer à la rentrée à Paris, au Café de la danse. Rencontre avec le metteur en scène Dominique Guillo et le comédien Brice Hillairet, à l’issue de l’avant-première à laquelle nous avons assisté.

Un bar miteux. Au fond, une porte de secours. Quand elle est ouverte résonnent au loin les cris d’un public survolté. Quand elle se referme, retour à la triste et crasseuse réalité. Ici, point de stade immense avec rockstar charismatique, mais une certaine Hedwig et ses Angry Inch, musiciens visiblement là plus par nécessité que par amour pour leur chanteuse. Qu’importe, Hedwig a d’autres problèmes en tête que ceux de ses acolytes d’infortune. Elle qui en a littéralement gros sur le cœur lâche tout ce soir alors qu’une nouvelle fois, son ex donne un concert à quelques mètres d’elle. Est-ce néanmoins vraiment un (sale) coup du hasard ?

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Comédie musicale culte du cinéaste, acteur et auteur américain John Cameron Mitchell (par ailleurs président du jury de la Queer Palm 2023), Hedwig and the Angry Inch raconte le rêve américain manqué d’une jeune femme trans d’Allemagne de l’Est, compositrice partie aux États-Unis où son amant lui volera ses chansons, qui le conduiront vers la gloire. Tragique. Quand le metteur en scène français Dominique Guillo (qui tient un rôle récurrent dans la série Demain nous appartient) découvre, il y a une vingtaine d’années, le film tiré du musical (réalisé par John Cameron Mitchell lui-même en 2001), il est "littéralement foudroyé". "Cette histoire, pourtant difficile, procure une envie de liberté, de légèreté… Elle montre qu’avec l’âge, on se libère de poids, on s’allège, se simplifie la vie… Hedwig va vraiment vers la vie."

D’où son désir de s’emparer de ce "récit universel", dont on ne compte plus les adaptations de par le monde, afin d’en proposer une version française. "Je voulais faire une mise en scène pour les Latins que nous sommes, sensibles à la nuance. On le voit dans le cinéma ou les spectacles, les Américains sont efficaces, mais cette efficacité se fait parfois aux dépens de quelques nuances, de quelques appogiatures…" Pendant une heure trente, les spectatrices et spectateurs sont donc invités à ce concert erratique afin de farfouiller dans le cœur d’Hedwig, héroïne cabossée qui se livre autant en chansons qu’en s’adressant au public ou à ses comparses musiciens, donnant à l’aventure un côté one-woman-show rock inclassable et savoureux.

Brice Hillairet dans le rôle d'Hedwig

Rapidement, Dominique Guillo fait face à une question cruciale : qui sera l’Hedwig de ses rêves ? C’est Brice Hillairet, comédien tout juste quadragénaire (et lauréat en 2020 d’un Molière de la révélation masculine), qui force le destin, déboulant un jour dans son salon. Il se met à l’aise, lance la bande-son d’un des titres du spectacle, "Wig In a Box", et commence à chanter. Le metteur en scène, qui a plusieurs fois travaillé avec le comédien et lui a souvent parlé de ses envies de monter le show en France, est conquis : voilà l’Hedwig qu’il cherche. "Brice a le physique, la voix, la sensibilité", assure Dominique Guillo. Brice Hillairet prend des cours de chant et s’investit dans l’adaptation. 

Se pose alors une autre question au duo : faut-il traduire les chansons en français, comme l’ont fait des productions au Québec, ou les livrer telles quelles, en VO. Après quelques essais, l’évidence saute aux yeux de Dominique Guillo : "Il faut laisser ces onze chefs-d’œuvre de rock à la Bowie, à la Lou Reed, à la Queen, avec la prosodie anglaise." L’intrigue avançant autant grâce aux dialogues qu’aux chansons, les paroles en français sont toutefois projetées au-dessus de la scène, sur un écran géant de 5 mètres de long, façon clip vidéo. Dessous, Brice Hillairet, perruque, talons et minishort, est entouré de quatre musiciens-comédiens (dont le directeur musical Raphaël Sanchez) et d’une chanteuse-comédienne, pour délivrer la musique originale de Stephen Trask avec intensité… et un côté grotesque assumé, jusqu’à l’accent à couper au couteau du personnage lors des séquences parlées !

"Où que l’on soit, doit-on rester bloqué selon ce qu’impose un pays, une culture… Ou doit-on s’envoler, s’autoriser à vivre et à conquérir sa liberté ?"

"C’est effrayant. Ça fait deux ans que je suis mort de trouille !" nous répond Brice Hillairet lorsqu’on lui demande s’il n’a pas eu peur d’endosser un rôle que d’illustres artistes (John Cameron Mitchell au début, Neil Patrick Harris, Michael C. Hall ou encore Darren Criss ces dernières années) ont déjà joué avant lui. "Ceci dit, j’ai vite dépassé ça. Comme c’est un spectacle culte, mais connu seulement par une petite niche de fans, j'ai trouvé excitant et motivant de le faire connaître au plus grand nombre." Et probablement de lui faire traverser les âges, puisque sa création à Broadway date d’il y a pile 25 ans – une partie de son histoire évoque même une époque antérieure à la chute du mur de Berlin. Pas trop loin de nous ? "Les temps ont peut-être changé, mais le sujet reste le même, explique Dominique Guillo. Où que l’on soit, doit-on rester bloqué selon ce qu’impose un pays, une culture… Ou doit-on s’envoler, s’autoriser à vivre et à conquérir sa liberté ?"

La pièce "Hedwig and the Angry Inch" fête ses 25 ans au Festival d'Avignon 2023
Crédit photo : Robin Levet

Hedwig and the polémiques

Pourtant, en 25 ans, la société a changé, et notamment le questionnement sur les œuvres, et ceux qui les délivrent. En octobre 2022, dans une interview pour Têtu titrée "Je n'arrive pas à croire que je n’aie pas encore été cancelled", John Cameron Mitchell évoquait de lui-même une polémique ayant eu lieu en Australie, lors d’une nouvelle adaptation de son spectacle. "Le rôle d’Hedwig était tenu par une star de la télé qui venait de faire son coming out, et il y a eu une pétition, menée par de jeunes acteurs trans et non-binaires, qui disait qu’Hedwig était un personnage trans et qu'il ne pouvait être interprété que par des acteurs ou des actrices trans, nous expliquait le réalisateur. Je leur ai répondu que je comprenais ce qui pouvait motiver cette démarche, car il y a très peu de rôles de personnages non gender conforming. Et c’est justement bien pour cela que j’ai écrit celui-ci ! Mais limiter ce personnage à cela n’est pas ma vision […] Un homme qui est opéré de force, ce n’est pas la même chose qu’une femme trans." Au cours de son odyssée, Hedwig subit en effet une vaginoplastie pour fuir plus facilement l’Allemagne de l’Est façon couple hétéro ; opération qui la mutilera et lui laissera un "angry inch" de chair entre les jambes.

Dominique Guillo et Brice Hillairet sont donc parfaitement raccord avec la vision de John Cameron Mitchell, comme le résume le premier : "On fait un métier de fiction et non du reportage. On n’est pas journalistes." Il est d’ailleurs convaincu que cette histoire a encore davantage sa raison d’être en 2023, et ce qu’importe l’interprète. "Aujourd’hui, la société fait heureusement davantage de place à des expressions différentes de vie, d’identité, de positionnement… Ce spectacle, c’est l’idée de dire une bonne fois pour toutes que chaque individu a le droit d’être qui il a envie d’être, a le droit de ne pas être mis dans des cases. C’est toujours aussi fort 25 ans plus tard."

Au Théâtre du Rouge Gorge (Avignon) à 21h du 7 au 29 juillet (relâches les 12, 19 et 26 juillet)
Au Café de la danse (Paris) à partir du 18 septembre (prolongation envisagée en 2024)

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Crédit photo : Robin Levet