Abo

magazineReportage : les scènes drag fleurissent aussi hors des grandes villes

Par Emma Bougerol le 01/08/2023
Luna Light,catwalk romanesque.

[Reportage en images à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, disponible en kiosque ou sur abonnement] Plus besoin d’aller à Paris ou dans les grandes villes pour faire du drag. Depuis quelques années, des collectifs créent de nouveaux espaces queers un peu partout en France.

Photographies : Yann Morrison pour têtu· magazine

Des cris de joie montent de la cave du petit bar à bières Le Zinc, sur la Grand’Rue de Poitiers. Ce jeudi soir, le lieu est plus coloré et pailleté que d’habitude. L’entrée de la soirée mensuelle Yassss bb est gratuite pour les drags, donc on en croise beaucoup dans la foule de jeunes vingtenaires. Queens, kings, queers, il y a de tout ce soir. “Ici, on s’en fout ! On fait juste du drag, point, balaye l’hôte du soir, Tata Kahlo, grande drag rayonnante à barbe et monosourcil. À Paris et dans les grandes villes, j’ai l’impression que c’est beaucoup plus codifié. Quand on a commencé à Poitiers, on voulait créer une scène qui corresponde à nos valeurs, où tout le monde serait libre de faire ce qu’il veut.”

À lire aussi : "Drag Race France", épisode 5 : le premier jour du "Rusical"

Avec sa perruque mulet turquoise et violette, son justaucorps violet et rose, et sa minijupe en cuir noir, Tata Kahlo ne passe pas inaperçue, d’autant que la scène où il vient d’arriver – dans une petite cave aux grandes voûtes –  est à peine assez grande pour quelques pas de danse. Pepper Glow, et sa casquette à l’envers, le rejoint en premier, en bleu de travail sur une robe en dentelle noire cachant un porte-jarretelles et des cache-tétons roses. S’avance ensuite Luna Light, la blonde aux airs de Barbie, dans un ensemble vert fluo – de la même couleur que ses racines – avec, par-dessus, un harnais violet pailleté. Puis Céleste, qui va alterner plusieurs tenues durant le spectacle, parmi lesquelles un minishort argenté rehaussé d’un crop-top, un drapeau trans noué à la taille.

Préparation du maquillage de Luna Light et Céleste, avant la Yasss bb “Kpop art”.

Tata Kalho lance alors la soirée par un petit speech, et brode avec virtuosité sur le Club Kid, une forme de drag créature “gender fluid” inspiré de la culture club new-yorkaise de la fin des années 1980. Puis le spectacle commence. Les précédents thèmes, comme “Mr Freeze” ou “Hot Wheels”, laissent place à un non moins audacieux “K-pop art”, avant que les lip-sync ne s’enchaînent sur des morceaux de Lady Gaga et d’Ariana Grande, et évidemment quelques groupes de pop coréenne comme Blackpink, Mamamoo, ou encore BTS. Des performances en solo ou à plusieurs, parmi lesquelles une lap dance d’anthologie, se succèdent ensuite jusqu’à tard dans la nuit.

Drag à Poitiers

Le collectif la Coloc Drag est né au printemps 2021. Dans le petit appartement du centre-ville que partagent les membres fondateurs, alors que les palettes de maquillage passent de main en main, Tata Kahlo applique patiemment des feuilles d’or sur son fard à paupières. Il aime se définir comme “drag à poil(s)”, “dans tous les sens du terme”. “Je faisais déjà du drag quand j’habitais Bordeaux. Je bougeais un peu partout pour performer : Paris, Montpellier… Et puis je suis arrivé à Poitiers.” Concentré sur son maquillage, Luna Light, qui a découvert RuPaul’s Drag Race à la faveur du premier confinement, complète : “À l’époque je faisais du drag tout seul dans ma chambre.” Dans cette ville de près de 90.000 habitants, “il n’y avait pas beaucoup de lieu LGBTQI+, quasi rien, souffle Kahlo. J’ai dit à Luna Light et Luna Sangre : « Il y a quelque chose à faire. On ne va pas attendre que quelqu’un d’autre s’y mette, on fonce, on le fait nous-mêmes. » Les trois colocs commencent alors à performer dans la rue, mais aussi dans les parcs le dimanche au milieu des familles, et les jeudis soir en terrasse des bars, attirant au fur et à mesure de nombreux talents du coin. Aujourd’hui, la Coloc Drag est constituée d’une dizaine de membres – qui n’habitent pas tous ensemble –, noyau autour duquel gravitent une vingtaine d’autres drags.

Tata Kahlo, prêt pour le show.

Lors de chaque événement, qu’il réunisse une dizaine ou des centaines de personnes – et quasi toujours à guichets fermés –, il y a souvent quelqu’un pour leur confier découvrir le drag pour la première fois. Ce fut le cas de Céleste, originaire de Poitiers : “Il y a tellement de représentations différentes, il y a forcément quelque chose qui nous parle, nous correspond, développe-t-il avant le show, les yeux rivés sur son miroir. Je suis content d’avoir trouvé un espace où m’exprimer, parce que je sais que ça n’aurait pas forcément pu être le cas ailleurs.” Aujourd’hui le succès est tel que les membres de la Coloc Drag n’ont plus une seconde pour souffler. Le lendemain de la soirée, le collectif enchaîne d’ailleurs avec un atelier drag pour l’association étudiante féministe et queer Volar. À peine l’initiation finie, Luna Light et Pepper Glow sautent en voiture pour rejoindre un festival à quelques kilomètres du centre, à l’invitation de l’artiste St Graal, pour performer sur sa chanson “Drag”. Puis direction le cinéma indépendant Le Dietrich, juste à temps pour un show après la projection du documentaire Last Dance, de Coline Abert, le récit d’une drag américaine prête à tirer sa révérence après trente ans de carrière. À minuit, personne n’a encore retrouvé son lit – “Bienvenue dans la vie de la Coloc !” 

“Plus ces scènes seront grandes, plus il y aura une sensibilisation du public, mais aussi des lieux où se produire”, explique Tata Kahlo. C’est pourquoi agrandir la communauté est fondamental. “On essaye de se déplacer dans toute la région pour faire des shows et soutenir d’autres artistes”, poursuit Luna Light. La semaine précédente, la Coloc était à La Rochelle ; mais on les voit aussi à Niort, “prendre sous leur aile” la seule drag de la ville. Peu à peu, d’autres collectifs se créent dans les cités voisines, à l’image du Hic, à Tours, cofondé par Paule Couronne, une artiste queer originaire de Poitiers. Leur lien, c’est la “colo” de la Coloc : pendant une semaine, chaque vacances scolaires, elle dispense des cours de drag dans un théâtre associatif. Ce vendredi soir, dans l’unique salle du cinéma indépendant de Poitiers, impossible de trouver un siège libre. Lorsque les lumières se rallument, la Coloc emplit le petit espace, devant l’écran blanc, sur “Étienne” d’Afida Turner. La soirée n’est pas  encore terminée ! ·

À lire aussi : "J’aurais aimé voir ça quand j’étais jeune" : reportage à la Pride rurale de Chenevelles