[Rencontre à lire dans le magazine têtu· ou en vous abonnant] Après trente-six ans de carrière, Kylie Minogue parvient encore à créer la surprise avec son seizième album, Tension.
“On veut toujours de moi et j’en suis très heureuse, c’est rassurant. Beaucoup d’artistes ont payé le fait de vieillir. Mais heureusement, les choses changent.” Quand nous la rencontrons début septembre à Paris, Kylie Minogue joue le jeu de la promo avec le professionnalisme des stars aguerries et l’enthousiasme des débutantes. Elle-même a du mal à réaliser qu’elle suscite encore autant d’intérêt dans un milieu où durer est un défi : “Qui aurait pu imaginer, quand j’ai sorti mon premier single à 18 ans, que trente-six ans plus tard je serais encore là, à incarner une version « mature » de la popstar ?” demande-t-elle en riant.
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Depuis ses débuts en 1988 avec “The Loco-motion” et vingt-deux ans après son tube-signature, “Can’t get you out of my head”, Kylie Minogue s’offre à 55 ans une deuxième jeunesse inattendue avec Tension, son nouvel album paru en septembre. Rien ne prédestinait “Padam Padam”, le premier extrait, sorti en mai, à devenir un hit : les artistes de sa génération ne font plus de vagues dans les charts, leurs ventes en streaming plafonnent bas, et les jeunes, les plus à même de consommer de la musique en ligne, ne les connaissent pas. Les stars vieillissantes se concentrent donc souvent sur leur base : les fans acquis de longue date.
Succès sur TikTok
Pourtant, dès sa sortie, « Padam Padam » surprend. Dans une veine électro-pop hyper-efficace, il trouve sa place sur les playlists les plus populaires tandis que son clip inspire de nombreux mèmes sur TikTok et Instagram. Il débarque aussi dans le top 10 des ventes au Royaume-Uni (le marché principal de l’artiste), qu’aucun titre de Kylie n’avait plus atteint depuis 2010. Même les États-Unis, qui l’ont toujours plus ou moins boudée, succombent ; on voit ainsi la vice-présidente, Kamala Harris, s’enjailler dessus. “J’ai été très surprise, même si j’étais assez sûre que ce titre était le meilleur premier single de l’album. Personne dans mon équipe n’avait imaginé qu’il aurait un tel succès”, raconte l’artiste. Si les disques de Kylie sortis depuis dix ans ont contenté les fidèles, elle n’avait pas vraiment renouvelé son public. “Padam Padam” semble avoir réussi ce tour de force : séduire une audience nouvelle sans dérouter ses fans historiques. Mais l’alignement des planètes n’est pas dû qu’à un coup de chance : dans la pop, travail et stratégie comptent autant que tubes et charisme.
Au commencement, il y a le lien, plus ou moins fort, avec son directeur artistique chez BMG, Jamie Nelson. Il suit Kylie depuis maintenant trois albums et une relation de confiance s’est instaurée entre eux : “Au début du projet, il m’a simplement dit : « Amuse-toi, fais ce que tu veux. Tant que tu ne t’ennuies pas. » J’ai donc abordé la création de cet album de manière très détendue.” La mission de Jamie est double : chercher des morceaux qui pourraient correspondre à la chanteuse ou la faire travailler directement avec des auteurs-compositeurs et producteurs pertinents. Loin de l’image du musicien torturé qui compose de manière solitaire, les popstars sont au centre d’un écosystème créatif.
Troisième âge pop
Tension s’est ainsi construit de manière à la fois intime et industrielle. Intime car une poignée de collaborateurs historiques, dont l’alchimie avec l’artiste opère depuis plus de vingt ans, a piloté la majorité du projet. Industrielle, car on y trouve des titres dénichés par son directeur artistique et pas forcément écrits pour elle à l’origine. “Artistiquement, je suis assez malléable, et ça me convient, assume Kylie. J’adore pouvoir incarner différents styles, différentes formes, ça m’a toujours servi.” Mais elle confesse une nette préférence pour le travail plus artisanal en famille choisie, comme ces sessions d’écriture organisées en pleine canicule dans une grande maison de campagne anglaise louée pour créer en toute sérénité : “Cet environnement familier et rassurant, c’est une chance pour créer. Avec eux j’écris et je chante différemment, parce que je sais que je peux être 100 % moi-même. C’est très libérateur.”
Il en résulte un album cohérent et bien pensé qui, s’il ne révolutionne rien, est exactement ce qu’il fallait à l’artiste à ce moment précis de sa carrière : une suite de titres “all killer, no filler” ainsi qu’elle le décrit, c’est-à-dire uniquement des singles potentiels à même de séduire les radios, les dancefloors et les algorithmes, des tubes pour faire danser et offrir à son public un moment d’abandon dans un contexte mondial plutôt morose. Pas de thème ni de réelle ligne directrice donc, mais une envie d’aller là où elle excelle : “Cet album me ressemble. Je suis bien dans ma peau et ça s’entend.”
Après deux disques qui ont bien marché (Golden, inspiré par la country en 2018, puis le bien nommé Disco en 2020), et qui avaient permis à Kylie de maintenir son statut sans pour autant rivaliser avec les popstars de la nouvelle génération, Tension marque un tournant. Elle aurait pu disparaître au début des années 1990, quand la vague pop bubble-gum de la fin des années 1980 s’éteignait. Mais contre toute attente, on la voit définir – comme ses consœurs de la même génération ou plus âgées – ce que peuvent être une popstar et une femme qui vieillit dans une société qui en a longtemps eu horreur.
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Kylie Minogue, popstar équilibrée
Avide de continuer à construire sa propre mythologie, Kylie assume de proposer une musique légère, dansante et universelle, tout en voulant innover et prendre du plaisir. Mais si elle a une longévité similaire à Madonna, elle peine à être considérée au même niveau qu’elle ou que d’autres chanteuses plus jeunes de l’élite pop internationale, comme Lady Gaga ou Rihanna. On pourrait pointer la réticence à son égard des États-Unis, mais aussi sa personnalité moins provocante que ses consœurs : “Je ne suis pas une artiste controversée, je le sais. Je m’en tiens à ce que je sais faire mais avec, toujours, cette envie d’innover, d’aller de l’avant.”
Néanmoins, en collaborant avec des musiciens et des créateurs pointus, tels que Nick Cave, Pierre et Gilles ou Leos Carax, elle a conquis ceux qui ne voyaient en elle qu’une poupée sans envergure. Personnalité chaleureuse et appréciée par les médias comme par la jeune garde des chanteurs – comme Years and Years, Jessie Ware et Ariana Grande –, Kylie Minogue a installé un personnage entre la star et la bonne copine.
“Quand je travaille, je suis en mode popstar, avec tout ce que cela implique, mais c’est très éloigné de ma vraie vie, note-t-elle. En vieillissant, je prends de plus en plus de plaisir à équilibrer les deux. J’aspire à faire cohabiter simplement la Kylie sous les projecteurs et la Kylie de tous les jours.” Deux facettes qui expliquent qu’elle survive à toutes les modes et qu’elle continue d’exister selon ses propres termes, privilège de l’expérience. Nommée aux Grammy Awards pour “Padam Padam”, “probablement” sur les routes en 2024 pour une tournée “très inspirée de l’univers de Tension”, Kylie Minogue n’a pas prévu de ralentir.
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Crédit photo : BMG Entertainment