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livre"Fantasmer un viol, ce n’est pas désirer être violée, désolé les gars !" : Océan nous dévoile un extrait de "Dans la cage"

Par têtu· le 05/01/2024
Océan

[Article à lire dans le têtu· de l'hiver ou sur abonnement] À l'occasion de la sortie de son livre "Dans la cage, une autobiographie socio-pornographique", on a demandé à Océan de nous en dévoiler un extrait.

On pense souvent nos fantasmes sexuels comme le lieu de l’intime et du secret. Ce qu’on imagine quand on fait l’amour ou quand on se masturbe ne regarde a priori que soi.

Et pourtant.

Je me souviens de cette jeune femme dont j’étais amoureux – une de mes premières relations sérieuses, je devais avoir 22 ans, elle 28 –, qui m’a dit un jour, les larmes aux yeux, déchirée par l’angoisse : “Je fantasme sur des choses horribles ; je ne peux même pas te les raconter, je crois que je suis malade.” Elle n’a jamais précisé la nature des scénarios qu’elle imaginait, mais j’ai compris qu’il s’agissait de fantasmes de viol.

Comment peut-on subir cette double peine ? Être excité·e malgré soi par les images brutales dont la société nous abreuve – quand ce n’est pas cette violence qui a surgi concrètement dans nos vies – et, de surcroît, en porter la culpabilité ?

Moi-même, bien plus tard, j’ai ressenti cette honte ; et pire encore, la peur. Celle, tenace et aiguë, de devenir un jour la réplique de l’abuseur qui avait écorché ma jeunesse, comme si son passage dans ma vie était porteur d’une malédiction.

Pour moi, comme pour toutes les personnes qui ressentent cette incompréhension face à l’obscur fonctionnement de leur imaginaire érotique, j’ai eu besoin d’écrire.

(…)

Que ce soit avec mes amies ou mes partenaires, j’ai eu de longues discussions à propos des scénarios pornographiques, souvent problématiques, voire carrément craignos, qui suscitent malgré tout une indéniable excitation sexuelle. Comment expliquer cette contradiction entre nos fantasmes et la réalité de nos pratiques ? Ces débats sont la plupart du temps restés cantonnés à la sphère privée parce qu’il est difficile d’avouer publiquement : “Je suis contre l’industrie du porno mainstream, source d’exploitation d’êtres humains, et pourtant j’en consomme.” Parce qu’il est compliqué, voire douloureux, de passer ses journées à dénoncer les violences patriarcales, à manifester, militer, réexpliquer sans fin l’importance du consentement pour, le soir, une fois dans sa chambre à coucher, avoir besoin d’imaginer des abus sexuels pour parvenir à jouir.

(…)

J’ai conscience que les conditions de production des vidéos pornos accessibles sur les plateformes de l’industrie numérique du X sont le plus souvent abjectes. Je n’ignore pas l’exploitation des femmes, des sans-papiers, des mineur·es, des précaires, qui préside à la réalisation de certaines scènes, le plus souvent violentes, ni les séquelles, parfois irréversibles, en matière de santé physique et mentale, que laissent ces tournages dans la vie de celleux qui y ont participé. Mon propos se limite au questionnement d’une pratique intime du porno, industrie dont je connais et déplore les conséquences morales, sociales, économiques et en fin de compte, une fois encore, éminemment politiques.

Il ne s’agit pas de nier la violence de l’industrie pornographique ni l'“ubérisation du porno”, mais de chercher à comprendre par quels mécanismes profonds le patriarcat, en tant que structure sociale tentaculaire, est capable de pénétrer notre inconscient et nos fantasmes les plus intimes.

Après en avoir énormément parlé avec des amies et des camarades de lutte, le constat est presque toujours le même : oui, le porno éthique, c’est bien sur le papier, mais ça ne nous excite pas assez, voire pas du tout. Pour beaucoup de féministes comme moi, cette dichotomie entre ce qui est efficace, mais culpabilisant, et ce qui est safe, mais inopérant, confine à la dissociation.

Les conditions déplorables de fabrication des images pornographiques destinées au grand public participent à la construction d’un imaginaire érotique qui n’est jamais que le reflet d’un système d’aliénation plus vaste. Que nous continuions à regarder du porno mainstream et qu’une identification à ces images soit possible en toute connaissance de cause, alors même que – ou justement parce que – leurs conditions de fabrication relèvent de la domination la plus brutale, raconte déjà quelque chose de vertigineux sur la façon dont notre excitation a été conditionnée.

Je tiens à dire qu’au fond, plus encore que leur support, ce sont les fantasmes eux-mêmes qui m’intéressent ici. La pornographie ne me questionne pas plus sous sa forme cinématographique que littéraire ou illustrée. Ce que je veux comprendre, c’est pourquoi les scénarios qu’elle véhicule fonctionnent si bien, malgré leur violence intrinsèque, et comment échapper à cette violence – si tant est que cela soit possible.

Enfin, j’aimerais préciser un point essentiel : dans ce texte, je distinguerai sans la moindre ambiguïté fantasmes et désirs. Fantasmer un viol, ce n’est pas désirer être violée, désolé les gars ! Au cours de mes relations sexuelles, soucieux du désir et du bien-être de ma partenaire, je fais le plus souvent preuve d’une tendresse qu’on pourrait qualifier de mortellement ennuyeuse. Dans le même temps, il m’arrive de raconter à voix haute de véritables horreurs, des histoires de sexe hardcore, bien éloignées de ce qui se déroule entre nous. Avoir besoin de fantasmer un gang bang pour se faire jouir, tout en étant sous une couette confortable avec une personne aimante, une tisane chaude à portée de main, le décalage peut surprendre.

Cela étant, certaines personnes sexisées adorent participer à des mises en situation réelle de gang bang, faire du sexe hardcore. Si elles y trouvent leur bonheur, c’est merveilleux, mais ce n’est pas mon sujet non plus. Ce texte ne s’inscrit pas dans le champ du féminisme pro-sexe, malgré tout le bien que je pense de ce mouvement et ce qu’il m’a apporté.

C’est plutôt l’écart entre fantasmes et pratiques sexuelles que je cherche à questionner. Mon cheminement m’a amené à comprendre que l’érotisation des violences sexuelles, à laquelle nous condamnent aussi bien la culture dans laquelle nous baignons que les images pornographiques qui en découlent, pouvait aussi, dans un certain cadre, avoir une fonction inattendue, procéder d’une forme de libération psychique et parfois même avoir des effets thérapeutiques…

Extrait de Dans la cage, une autobiographie socio-pornographique, d'Océan. Éditions Julliard.

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Crédit photo : Lucie Rimey Meille