Le comédien et réalisateur Océan, dont vous avez pu découvrir cette année la saison 3 du documentaire autobiographique sur France TV Slash, publie aux éditions Julliard Dans la cage, un essai en forme d'"autobiographie socio-pornographique" qui explore les racines de nos fantasmes les plus violents pour en finir avec la honte et la culpabilité – un extrait du livre est à lire dans le magazine têtu· de l'hiver. Entretien avec l'auteur.
Tu as appelé ton livre Dans la cage : pourquoi ?
Océan : L'idée de la cage m'intéresse, je pense que tout le monde a sa cage, une cage à ouvrir ou à fermer définitivement. Il y avait aussi une référence au Consentement de Vanessa Springora, qui est mon éditrice, et on s'est rendu compte que dans la première page de son livre, elle évoque aussi une cage. Dans mon cas, ça part d'agressions sexuelles durant l'adolescence qui ont configuré mon imaginaire sexuel. Je ne me suis jamais considéré comme victime, mais en même temps je vois bien que ce passé m'a marqué et que ça existe encore. Et je raconte mon histoire parce que ça me semble être un parcours assez stéréotypique, presque banal sur le plan des violences patriarcales, et qui permet à chacun et chacune de réfléchir à sa propre sexualité, à son imaginaire sexuel en tout cas, et à la construction de tout ce qu'il charrie : la honte, la culpabilité, la violence…
En sous-titre, tu présentes d'ailleurs le livre comme "une autobiographie socio-pornographique" : comment tu définis cela ?
Je trouvais ça intéressant de mettre ensemble autobiographie, sociologie et pornographie, parce que ce ne sont pas des mots qu'on pense forcément à associer. Je ne voulais pas me limiter à "Dans la cage", et laisser croire que le livre est une plongée sulfureuse dans des soirées BDSM, avec des pinces à linge, des fouets et un plug anal ! Avec l'autobiographie j'ai pensé que, comme je le fais depuis toujours, c'est en racontant une histoire très intime que j'allais parler au plus grand nombre. Et il y a tout de suite l'idée qu'on va être sur une réflexion, un essai.
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Un essai qui démarre sur ce paradoxe : comment peut-on, par exemple, être excité·e par des fantasmes de viol quand on est féministe ?
J'ai discuté avec beaucoup de gens de ce paradoxe. Ce fossé, surtout quand tu es féministe, entre ce pour quoi tu luttes et ce qui t'excite. Ça confine à la dissociation, et nous sommes plein à en faire l’expérience, donc je trouvais intéressant de venir aborder cette question avec un angle politique. Il y a beaucoup de littérature sur la sexualité, sur les pratiques sexuelles alternatives, les variantes pour s'opposer à la sexualité traditionnelle et hétéronormée qu'on nous a donnée comme référence, mais sur l'imaginaire sexuel pur, la question du fantasme, je n'ai pas l'impression qu'il y ait tant de littérature que ça.
Dans la cage, c'est donc l'enfermement dans tes fantasmes ?
Oui, il y a cette idée de fantasme qui est à la fois fondateur et aussi un enfermement, c'est-à-dire que c'est en rejouant cette histoire d'agression sexuelle, et en la mettant en scène dans des fantasmes, que je m'en émancipe puisque je reprends le pouvoir dessus, mais comme aucun autre fantasme n’est aussi "efficace", j’y suis aussi enfermé. C'est le paradoxe d'une cage qui est à moi, ouverte, mais que je ne peux jamais complètement quitter.
À ce moment, il faut distinguer les fantasmes des désirs…
Oui, il faut bien prendre conscience que ce ne sont pas des désirs mais des fantasmes. C'est vraiment important de les différencier car les fantasmes ont une fonction restauratrice, de réparation. Parce que finalement, remettre en scène de la violence, imaginer de la violence ou regarder une pornographie violente, c'est presque comme regarder des films d'horreur, c'est-à-dire reprendre le contrôle sur ce qui nous angoisse le plus. Mais en aucun cas ça ne signifie qu’on doive les réaliser, et je dirais même, au contraire.
D'où l'importance de ne pas juger nos fantasmes ?
C'est important, et j'avais envie de parler de ça parce qu'il y a beaucoup de personnes, en particulier celles qui subissent du sexisme, qui ont une culpabilité inouïe par rapport à leurs fantasmes. Du coup, plus tu nourris de la culpabilité, plus tu as honte, plus tu te tais et plus tu te sens mal. C'est une double peine : non seulement tu es exposé·e aux violences en permanence et, en plus, tu culpabilises de fantasmer dessus alors que tu es juste en train d'essayer de survivre psychiquement !
"Pour moi, le BDSM est peut-être la pratique sexuelle la plus 'intelligente', en tout cas la plus réflexive."
Océan
On peut tout à fait explorer ses fantasmes sans passer à l'acte…
Je ne dis pas qu'il y a les fantasmes d'un côté et les désirs de l'autre, et quand un fantasme est hyper fort c'est normal de faire la confusion avec le désir, mais je pense que c'est important de voir où est la limite, qui est un endroit différent pour chacun·e. Il y en a qui vont fantasmer à mort mais qui ne vont jamais passer à l'acte, d'autres qui vont se mettre sur des applis et avoir des discussions autour de ces fantasmes, et d'autres encore qui vont le faire et qui vont s'éclater. C'est important de distinguer, d'apprendre à se connaître et de savoir où est cette limite, pour ne pas se mettre en danger, notamment sur les fantasmes de violence, et aussi se débarrasser de la honte et comprendre que ça doit vraiment rester, à mon avis, confiné à l'imaginaire. Ou alors, être réalisés dans des cadres de BDSM, avec des discussions auparavant sur le consentement de l'un·e et de l'autre, et donc dans un autre monde qui est protégé et cadré.
Le BDSM comme terrain d'émancipation…
Pour moi, le BDSM est peut-être la pratique sexuelle la plus "intelligente", en tout cas la plus réflexive, la plus riche. Et j'ai envie que les gens arrêtent de caricaturer le SM et de le faire le passer pour une déviance, ou une sexualité ridicule voire problématique, alors qu'il y a vraiment, justement, l'intelligence de venir chercher le trauma, chercher comment on peut le traiter, le soigner en fait, avec au cœur cette question du consentement.
Tu abordes aussi la question du porno, qui n'a pas tellement la cote en ce moment mais que tu défends et dont tu fais, comme Didier Lestrade dans son dernier livre, un objet de réflexion ?
Je trouve que le porno est très intéressant parce que, comme le dit Virginie Despentes dans King Kong Théorie, tu ne contrôles pas ce qui t'excite et une fois que tu admets ça, alors s'exposer à la pornographie c'est aussi se connaître soi, une partie de soi en tout cas, et pouvoir mener une réflexion sur justement ce qui ne nous appartient pas mais qui nous constitue quand même. Je suis évidemment contre le porno mainstream dans ses modalités de fabrication, qui sont extrêmement violentes, etc, mais je pense que c’est intéressant de pouvoir laisser de côté la question morale pour réfléchir à ce que ce que ça vient réveiller chez nous. Or, la pornographie gratuite est la forme la plus accessible et la plus regardée. Et donc si ça nous excite, pourquoi ? Qu'est ce que ça raconte de la société et de notre relation à elle ? Comme dans une enquête policière, je viens chercher les manifestations du conditionnement patriarcal dans mon imaginaire sexuel.
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Et en effet, le porno révèle beaucoup…
Dans cette enquête sur le porno, je me rends compte à quel point ces images viennent résonner avec l'organisation de la société, ses biais racistes, classistes, grossophobes, validistes… enfin tout ce qui constitue notre monde occidental. Et en premier lieu, évidemment, le sexisme et l’érotisation des violences patriarcales. Et donc cet endroit du fantasme, qui semble être le plus intime, qui a priori ne regarde que nous, est en réalité très conditionné, subit un formatage. L'imaginaire sexuel semble être par définition l'endroit de l'intimité, de la liberté, et en réalité c'est tout le contraire, c'est-à-dire que c'est l'endroit dont on est peut-être le plus dépossédé. Je trouvais que c'était intéressant de mener cette enquête sur le porno qui permet de constater ce paradoxe.Mais en fait, par nos fantasmes, on traite cette violence qui existe dans notre société, et on essaie de reprendre le pouvoir dessus.
Faut-il "déconstruire" notre imaginaire ?
Peut-être, mais je n’en suis pas si sûr : tant qu’on s'attelle à faire disparaître la violence et les rapports de domination dans nos vies concrètes, pourquoi ne pas préserver cet endroit comme le seul où la violence peut s’exprimer et être traitée ?
Crédit photo : Lucie Rimey-Meille