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musiqueRufus Wainwright : "C'est important de garder un peu de décadence"

Par Florian Ques le 05/01/2024
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[Article à lire dans le têtu· de l'hiver ou sur abonnement] Le chanteur Rufus Wainwright a de quoi être fier de ses vingt-cinq ans de carrière. Ses ballades mélancoliques ne font guère danser, mais apaisent les esprits et n’évitent pas les sujets importants.

En octobre, le Canado-américain Rufus Wainwright, à la voix toujours aussi reconnaissable mais aux cheveux devenus grisonnants, a investi la Philharmonie de Paris pour trois dates. On y retrouvait les thèmes chers au chanteur, présents dans son œuvre depuis ses débuts : la jeunesse, l’addiction, l’amour, le désir, la résistance… L’occasion d’offrir quelques nouveaux arrangements à son répertoire fait de mélodies pop, qui empruntent autant au rock qu’à l’opéra – une fusion des genres qu’illustre son titre phare, “Going to a town”, issu de son cinquième album, Release the stars, sorti en 2007.

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Cette série de concerts a également permis à l’artiste, aujourd’hui quinquagénaire, de constater le succès qu’il rencontre encore en France, où il retrouve son public de toujours mais aussi une relève acquise à ses textes et mélodies au charme lancinant. D’ailleurs, son prochain projet, Dream Requiem, un spectacle opératique prévu le 14 juin à la Maison de la radio et de la musique, est déjà en préparation. Lorsqu’on le retrouve, il semble enfin souffler, achevant de boire son thé du matin, jambes croisées, à la terrasse d’un café.

Tu avais 25 ans à la sortie de ton premier album, il y a vingt-cinq ans. Tu es satisfait de ce que tu as accompli ?

C’est à double tranchant. D’un côté, je suis reconnaissant de tout le succès que j’ai eu, des rencontres que j’ai faites et du travail que j’ai réalisé. De l’autre… j’habite à Los Angeles, et le show-business ne ralentit jamais. Tu te bats toujours pour être le centre de l’attention. Ce n’est pas génial mais quand même nécessaire : ça te permet de constamment avancer. Si j’étais totalement satisfait de moi-même, je deviendrais un vrai fainéant. (Rires.)

Qu’est-ce qui te manque le plus dans le fait d’être jeune ?

L’imprévu. Ma vie tournait autour de cette notion. Je me rappelle me réveiller dans des villes différentes et ne pas savoir de quoi ma journée allait être faite. Je pouvais être une tout autre personne si j’en avais envie. Ça m’arrive moins avec l’âge. Ça me manque.

Déjà à l’époque, tu étais transparent sur tes problèmes d’addiction…

Sur Want One et Want Two, en 2003 et 2004, j’étais très clair sur ma bataille contre la crystal meth. Je pense que c’était important pour beaucoup de gens : à cette période, les drogues étaient omniprésentes dans la communauté gay. C’était une jungle, et puis on n’avait pas encore la PrEP. J’ai ressenti le besoin de tirer la sonnette d’alarme. Je suis un vrai épicurien et je ne porte aucun jugement sur le chemsex. Je pense que c’est important de garder un peu de décadence. Ceci étant dit, ça peut vite se révéler traître et dangereux. Au vu de l’état du monde, entre les guerres, l’environnement et les inégalités sociales, il faut qu’on se ressaisisse et qu’on reste vigilants.

"On marche à reculons et je ne parle même pas de la situation des personnes trans aux États-Unis, que la droite a choisies comme cibles."

As-tu peur de la montée du conservatisme aux États-Unis ?

C’est très étrange. On marche à reculons et je ne parle même pas de la situation des personnes trans, que la droite a choisies comme cibles. Il y a beaucoup de violence, il faut se protéger les uns les autres.

Comment cultiver cette résilience en tant que communauté ?

En prenant d’abord soin de notre santé. Que ce soit lors de l’épidémie de sida, face à l’oppression ou aux addictions, c’est ce qu’on a toujours fait et c’est probablement pour ça qu’on reste aussi forts. Les gays peuvent être les individus les plus décadents et les plus autodépréciatifs, mais ils peuvent aussi être les personnes les plus belles et les plus actives. Il faut se battre !

Tu as toujours été ouvertement gay dans ta carrière. As-tu parfois regretté d’être aussi transparent sur cette partie de ton identité ?

C’est délicat. Je pense que si j’avais maintenu le flou, j’aurais sans doute eu une carrière plus mainstream. Mais je n’en étais pas capable. Je pense beaucoup à mon ami Sufjan Stevens. Je l’adore, lui autant que sa musique. Il n’est sorti que très récemment du placard et je ne le blâme pas. C’est sa manière de gérer les choses. À mon époque, le sida était partout, et je ne voulais pas devoir faire un coming out forcé au cas où je contractais le virus. J’ai pris les devants.

"Pendant longtemps je n’ai pas créé de liens avec les gays : j’étais celui qui traînait dans des bars hétéros avec ses potes hétéros." 

Tes goûts en matière d’hommes ont-ils changé au fil des années ?

J’ai toujours pioché un peu partout. (Rires.) Mais je ne dirais pas que mes goûts ont évolué, c’est plutôt moi qui suis désormais au goût de certains hommes. Peut-être qu’avec l’âge ou ma barbe, je suis devenu plus attirant. Plus jeune, je ne me sentais pas du tout désirable, et pendant longtemps je n’ai pas créé de liens avec les gays : j’étais celui qui traînait dans des bars hétéros avec ses potes hétéros. 

Tu te souviens du premier homme pour qui tu as ressenti du désir ?

Ça doit être un de mes cousins. Il ne s’est rien passé, mais j’étais très attiré par lui. Le deuxième, c’était un camarade d’école. Je devais avoir 11 ans. Il venait d’une famille aisée, il adorait voler à l’étalage juste pour s’amuser. Il me ramenait tout le temps des figurines de Musclor des Maîtres de l’univers. (Rires.) J’étais un peu amoureux de lui.

Durant les années sida, la notion de désir était intimement liée à la peur. Ça t’a impacté en tant que personne et en tant qu’artiste ?

Ma vie sexuelle a commencé à 13 ans. J’ai eu beaucoup d’expériences négatives, comme un viol, et je n’ai pu me confier à personne. C’est une blessure profonde à la fois horrible et fascinante, car elle a largement nourri mon art.

Tu adhères à cette idée qu’il faille être une âme torturée pour créer ?

Ça me tue de le dire, mais j’ai connu ce syndrome de “l’artiste torturé”, et ça a malheureusement trop bien fonctionné pour moi. Aujourd’hui, j’ai une approche plutôt bouddhiste des choses : vivre, c’est souffrir. En revanche, chercher activement à souffrir pour faire de l’art, je trouve ça ridicule.

Crédit photo : Miranda Penn Turin