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filmSexe, minets et vidéo : le cinéma de Jean-Daniel Cadinot

Par Nicolas Scheffer le 15/03/2024
oeuvre de Jean-Daniel Cadinot

Toute une génération de garçons se sont pâmés devant les pornos de Jean-Daniel Cadinot. Ce réalisateur gay précurseur a su créer une œuvre singulière et se faire un nom aussi bien en France qu'à l'étranger.

Benjamin n'a que 14 ans et des boucles blondes lorsqu'il découvre l'amour avec Sébastien. Au collège, l'adolescent est complexé et moqué ; son petit ami le protège. Ensemble, ils découvrent la camera de Jean-Daniel Cadinot et les corps sublimés de jeunes adultes qui batifolent. Comme un défi, Sébastien lance à son copain que, le moment venu, lui aussi pourrait jouer dans ces films. À 16 ans, l'adolescent est confronté à la mort de celui qui fut son amant : Sébastien s'est suicidé.

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Deux ans plus tard, le jour de ses 18 ans, le 15 novembre 2003, l'éphèbe devenu majeur envoie un message à Jean-Daniel Cadinot, le réalisateur star auréolé d'un succès international (il est même cité dans la bible de la culture gay de l'époque : Queer as Folk). Benjamin veut rendre hommage à son premier petit ami et se prouver que, tout moqué qu'il était enfant, devenu adulte il fait fantasmer les garçons. "Je ne voulais pas faire du porno, ce qui m'intéressait, c'était de faire du Cadinot", confie-t-il, sûr de lui.

Ce sens de la lumière, ce goût pour la jeunesse, ce grain 16 mm, ces scénarios élaborés et ces dialogues font des films du réalisateur des œuvres de cinéma. Reliquats sublimes d'une époque où le porno se concevait non pas comme un simple support masturbatoire et ultracalibré, mais comme une forme d’art. Cette esthétique a ses influences et ses émules. Il y a du Mort à Venise de Luchino Visconti et du Pasolini chez Cadinot. Il y a du Cadinot dans Un couteau dans le cœur de Yann Gonzalez ou chez Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico. Tout comme on peut déceler l'influence du pornocrate français dans le Call Me by Your Name de Luca Guadagnino. Pour sûr, Jean-Daniel aurait adoré le fin minois de Timothée Chalamet.

Sous l'œil de la police

Il faut regarder les choses en face : beaucoup de ses films comprenaient des relations non consenties ou des personnages mineurs. Les Minets sauvages, considérés comme le plus abouti du réalisateur, s'ouvrent sur l'entrée d'un jeune garçon de 15 ans dans une maison de redressement, parce qu'il se livre à la prostitution. Dès la première nuit, il se fait violer par ses camarades de dortoir sous l'œil presque complice des matons, qui ne perdent pas une occasion pour baisser leur braguette.

Aucun mineur n'a tourné sous la direction de Cadinot, mais les forces de l'ordre ont surveillé de près les activités de French Art, la société de production. De nombreuses descentes de police ont eu lieu au 64, rue de Rome, dans le très bourgeois 8e arrondissement de Paris, où l'entreprise avait installé une boutique de cassettes ainsi qu'un petit studio qui permettait de réaliser quelques castings. La proximité avec Jean-Daniel Cadinot a même valu sa carrière à Michel Duponcelle, un homme politique belge et fidèle militant de la cause homosexuelle, poussé à la démission pour avoir joué – tout habillé – un rôle de figuration.

Une ambition cinématographique

Dès le lendemain de sa candidature, Benjamin reçoit une réponse positive. Son réalisateur fétiche l'invite, un mois plus tard, à lui rendre visite dans sa maison de Goincourt, dans l'Oise, à 100 km de la capitale. Il faut imaginer l'ancienne ferme : 19 salles dont une de 250 m² avec 6 m de hauteur sous plafond. La maison picarde a hébergé de nombreux films, transformée au gré des besoins en hôpital, en hôtel de passe ou encore en dortoir de colonies de vacances. On y dénombre 15 couches différentes de peinture sur les murs, des objets de décor traînent un peu partout, ainsi que des bibelots et des fauteuils qui seront ensuite revendus sur Le Bon Coin. "Jean-Daniel ne voulait pas faire de simples scènes de sexe, il avait une véritable ambition cinématographique. C'est un des seuls réalisateurs de pornos a avoir investi dans un décor, de véritables dialogues et un scénario", commente Antoine Barde, en charge du développement à Studio Presse. Le distributeur de Citébeur vend aujourd'hui les 78 films de Cadinot, qui font encore un petit bénéfice plus de vingt ans après leur diffusion.

Le réalisateur poussait loin la maniaquerie de ses réalisations, jusqu'à faire composer des musiques originales. Son fidèle ami François Orenn s'est chargé d'orchestrer la musique d'une grande partie de ses films. À l'époque, le compositeur travaille pour des dessins animés pour enfants. Un jour, pensant envoyer une maquette à France 3, il envoie une cassette pornographique. Heureusement, il réussit à récupérer son pli à temps. "Vous imaginez le scandale pour le service public ?" s'amuse-t-il. La télévision l'ayant mis sur la touche, il se consacre par la suite totalement au X, s'occupe de l'administratif de French Art et arrange la bande-son des films sous différents pseudonymes. "À la boutique, les clients disaient que la musique était bien meilleure quand elle était composée par telle personne, et que tel arrangeur était mauvais, sans se rendre compte qu'à chaque fois j'étais celui qui étais derrière le son !" s'amuse-t-il.

"Il ne filmait pas juste un mec qui rentre dans un autre mec. C'était le James Cameron de sa catégorie."

Malgré tout le talent de François Orenn, ce n'est pas la musique qui encourageait à acheter un Cadinot. "Daniel avait la capacité de sublimer une rencontre entre deux corps, entre deux personnes. Il ne filmait pas juste un mec qui rentre dans un autre mec. C'était le James Cameron de sa catégorie", s'émerveille Benjamin. Parce qu'avant d'être un "pornocrate", comme il aimait à se définir, Jean-Daniel Cadinot était un photographe de talent. En 1964, alors qu'il n'a que 20 ans et vit encore chez sa mère, sur l'Île-Saint-Denis, son compagnon, Manuel Fernandez, danseur en vogue de dix ans son aîné, lui rend visite en cachette. Par intermédiaire d'une amie, il introduit le photographe au célèbre studio Valois en tant qu'assistant-photographe et lui fait rencontrer des stars de l’époque. Les vedettes se pressent pour être immortalisées : Juliette Gréco, Nathalie Baye, Zizi Jeanmaire, Lisette Malidor, Patrick Juvet, Michel Delpech…

Mais ce qui lui plaît, ce n'est pas de photographier des beautés, mais la tension sexuelle entre deux personnalités. Manuel lui sert de modèle pour ses premiers nus et lui rapporte un Pentax, la Rolls de la photo argentique de l'époque, lors d'une tournée au Japon. Jean-Daniel a trouvé sa voie et réalise des albums érotiques, jusqu'à ce qu'un gros producteur allemand lui propose de tourner son premier film. C'est un carton, outre-Rhin et outre-Atlantique notamment, où il devient une star. "Il était frustré que son professionnalisme soit plus reconnu à l'étranger qu'en France, où on lui demandait des photos gratuitement", note François Orenn. Résultat, il est parfois un peu brutal avec les journalistes et n'hésite pas à renvoyer dans les cordes un indélicat.

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Anticléricalisme et colonies de vacances

"Si les films de Daniel fonctionnaient si bien, c'est qu'il s'investissait énormément dedans et racontait une grande partie de sa vie", indique Manuel Fernandez. Lorsqu'il est adolescent et catholique, Jean-Daniel se confesse auprès d'un prêtre et lui détaille ses aventures sexuelles et ses fantasmes. Le prêtre lui demande alors son nom, pour le draguer, ce qui met le jeune homme dans une colère profonde : "Dieu sait qui je suis !" lui répond-il avant de s'enfuir. Cet épisode a forgé son anticléricalisme : dans plusieurs films, on retrouve des hommes d'Église, souvent moqués pour leur autoritarisme.

En décembre 2003, sur le quai de la gare de Goincourt, pour son premier casting, personne n'attend Benjamin. Le réalisateur est tellement habitué à se faire poser des lapins qu'il a pensé que son invité n'aurait pas le cran de venir. Heureusement, l'immense maison n'est qu'à quelques kilomètres. Un coup de fil et cinq minutes en voiture suffisent à rejoindre la bâtisse. Il est l'heure de déjeuner, les deux hommes prennent le temps de faire connaissance, et Cadinot d'expliquer sa démarche. Quand vient le moment du shooting, Benjamin est tendu. "Il m'a donné un demi-comprimé de Viagra pour que je parvienne à avoir une érection. Au bout d'un petit moment, je lui demande quand la gélule doit faire effet, avant de baisser les yeux sur ma braguette. Décidément, ça fonctionnait !" se souvient-il, presque vingt ans plus tard. 

Après le shooting, pour le dîner, le photographe invite son assistant, Ivano, ainsi qu'un autre acteur. Pendant le repas, qui fut arrosé, Jean-Daniel amuse la galerie, fait le show. Le presque sexagénaire aux cheveux gris se drape dans un costume avant de déclamer un poème attribué à Alfred de Musset, "Le Pape et la Putain", l'histoire d'un souverain pontife qui rencontre une prostituée. Une fois l'attribut viril en bouche, elle lui demande une rançon pour ne pas l'émasculer. Dans son élan, l'hôte scande la chute du poème : "Ainsi que le pape emporté par le vice pour ne point mutiler l'objet par où l'on pisse dilapida au claps d'une putain tout l'argent des pauvres et des samaritains." Les vers font leur effet : hilarité générale autour de la table. Benjamin se rappelle encore ses abdos contractés au point de ne plus pouvoir respirer. Il a cherché à retrouver le texte pendant des années. "Quelqu'un qui me fait rire à ce point, qui a tellement de charisme, me met totalement en confiance", insiste-t-il.

"Imaginez douze garçons qui n'ont qu'une envie, baiser, et qui sont plus là pour s'amuser que pour se faire de l'argent."

Sa bonne humeur va jusqu'à transformer ses tournages en colonies de vacances. Sacré Collège a été filmé dans le château d'un ami, près de Rennes, en quinze jours. Dès leur arrivée, Cadinot a demandé à ses acteurs de porter leur costume d'écolier et de s'amuser dans le jardin. "Ces garçons qui avaient 20 ou 21 ans sont allés jouer dehors à chat perché et sont revenus crottés comme de petits paysans. Quand je les ai vus revenir, ils étaient rentrés dans leur personnage", dit-il dans des images d'archive tournées par François Orenn. Finalement, le plus dur, pendant les semaines de tournage, c'était de faire la police pour que les garçons ne couchent pas ensemble hors caméra. "Imaginez douze garçons qui n'ont qu'une envie, baiser, et qui sont plus là pour s'amuser que pour se faire de l'argent. Vous mettez ces douze beaux gosses dans un même dortoir. La nuit, immanquablement, on changeait de lit", se rappelle celui qui se fait appeler Kim Sumi. Pourtant, ils avaient interdiction de faire l'amour la veille d'un tournage. Cadinot voulait conserver la tension sexuelle entre eux. Il fallait qu'ils soient disponibles physiquement et toujours vigoureux !

"C'est le seul réalisateur de pornos que j'ai fréquenté avec lequel je n'ai pas fait l'amour."

Plus stricte encore était la règle de la prévention, dans une période où il n'existait pas de traitement efficace contre le VIH. Le réalisateur a été critiqué pour avoir mis du temps à intégrer le préservatif dans ses films, mais il demandait à ses performeurs de réaliser un test avant de tourner. Un jour, un acteur et ami n'a plus donné de nouvelles. Cadinot a immédiatement compris qu'il était devenu séropositif et qu'il ne voulait pas contaminer les autres garçons. Jean-Daniel a été profondément peiné de cette nouvelle. La capote est donc devenue obligatoire pour tous, malgré les difficultés de certains acteurs à maintenir une érection.

Contrairement aux autres réalisateurs, Cadinot cultivait une véritable relation avec les garçons qu'il filmait. Gabriel se rappelle avoir été plusieurs fois au Touquet avec lui, sans qu'il y ait la moindre ambiguïté : ils réservaient deux chambres séparées. Aucun des acteurs interrogés n'a couché avec l'auteur des films X. "C'est d'ailleurs le seul réalisateur de pornos que j'ai fréquenté avec lequel je n'ai pas fait l'amour, insiste Kim Sumi. Pourtant, il était bel homme, un joli daddy bien bâti, au regard malicieux."

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En revanche, ils ont eu des conversations passionnées. Devant la télé, tous deux observent un numéro de cirque. Les deux hommes sont ébahis devant un acrobate, aux muscles fins mais puissants, suspendu à un fil. "Tu vois, c'est le mec idéal. Tous ses gestes sont étudiés au millimètre près. Tu peux tout lui demander, il agit au doigt et à l'œil", s'exclame le réalisateur. Durant sa carrière, il a fait passer des castings à quelque 500 garçons et avait la réputation d'être particulièrement exigeant avec ses acteurs, dont aucun n'avait suivi de cours de théâtre. Au milieu d'une scène, il pouvait s'énerver contre un acteur flemmard ou d'autres qui, dissipés et n'ayant rien à faire sur le plateau, en contrariaient le tournage. Alors il laissait tout en plan, allait boire un coup et revenait finir la scène deux heures plus tard, plus détendu.

Après son premier séjour, Benjamin est persuadé que Jean-Daniel ne le rappellera jamais. Ils se sont bien entendus, mais il n'est définitivement pas un bon acteur. Et pourtant, le réalisateur lui propose de jouer le rôle principal de son prochain film, tâche qui incombera finalement à un autre garçon. Au téléphone, Benjamin, fier et rougissant, doit masquer sa surprise au moment d'accepter. Jean-Daniel pouvait embaucher des garçons qui n'étaient pas extraordinairement musclés, pas incroyablement beaux, mais qui tous avaient en commun un charme juvénile, une forme de naïveté, d'innocence et surtout de hardiesse dans le regard. "Il appréciait les garçons rebeus, noirs ou asiatiques, mais il ne les regardait pas à travers le prisme de l'origine", souligne Kim Sumi, d'origine vietnamienne. Si les peaux mates étaient fétichisées, les acteurs ne jouaient pas une caricature de ce que la société voyait en eux. Dans Hammam, un Tunisien joue un électricien et non un voyou, comme le fait la concurrence au début des années 2000.

La fin d'un empire

"Jean-Daniel avait une véritable plume, des formules exquises pour exprimer des opinions parfois tranchées", note Benjamin. Sur son site, à côté de ses films X, on pouvait trouver des billets d'humeur sur l'actualité ou sur une mauvaise aventure avec un garçon. Exemple à propos de son aversion pour les sites de rencontres, en 2008 : "Comment se débarrasser d'un amant qui se fout de votre gueule en jouant un double jeu avec vos sentiments par des cachotteries en tout genre et des mensonges ? C'est facile, agissez exactement comme lui, utilisez la même technique ! Persuadé qu'il est plus malin que vous, il sera piégé jusqu'à la crise de nerfs, et vous lui laisserez le privilège de la rupture. Il pourra se draper dans ce qu'il lui reste d'ego, vous serez fier de vous en tirer à bon compte, et la communauté vous sera reconnaissante d'avoir éliminé un manipulateur et un parasite en économisant de l'énergie."

Ses films ont fait florès avec le développement de la cassette vidéo puis du DVD. Mais son empire s'est fissuré avec l'arrivée d'internet, des plateformes gratuites et du porno vendu par scènes. Ses concurrents tentaient de débaucher ses acteurs, qui se sont laissé tenter avant de comprendre que Cadinot était le réalisateur qui payait le mieux – même si les sommes en jeu étaient faibles. Pour limiter les dégâts, il s'est associé à Dorcel, qui a diffusé ses vidéos en streaming. Il n'a pas eu le temps de vivre la quasi-faillite de sa société, vendue juste avant de ne plus pouvoir payer les salaires de ses employés. Il n'a pas vu non plus sa banque lui refuser que sa boutique puisse avoir accès à un terminal de paiement.

Jean-Daniel est mort comme il a vécu : de façon spectaculaire. Un soir d'avril 2008, celui qui fumait deux à trois paquets de cigarettes alors qu'il avait une insuffisance cardiaque, le bon vivant qui n'était pas le dernier à lever son verre, est pris d'une violente quinte de toux. Il continuait de s'étouffer dans l'ambulance quand il est tombé dans un coma dont il ne s'est jamais remis. Quatre ans après s'être rendu à Goincourt pour rendre hommage à son premier amour, le jeune Benjamin s'est rendu au cimetière Montmartre pleurer son idole, enterrée non de loin de Truffaut et Dalida.

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Photographies tirées de l'ouvrage Sous l’objectif de Jean-Daniel Cadinot, aux éditions Hors Champ.

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