cinéma"Sans cœur", baptême du feu d'une jeunesse brésilienne

Par Franck Finance-Madureira le 09/04/2024
Film Sans cœur

Solaire et brutal, Sans cœur, de Nara Normande et Tião, qui sort au cinéma ce mercredi 10 avril, dresse le portrait d'une jeunesse aux prises avec les contradictions et la violence de la société brésilienne, en tentant malgré tout de s'approprier ses propres désirs.

Le Nordeste brésilien, ses plages de rêve, sa nature luxuriante, et cette fille affirmée et solitaire au torse balafré… En la rencontrant dans ce paysage idyllique, Tamara, l'héroïne de Sans cœur, prend soudain conscience de son attirance pour les femmes. Cet éveil sonne pourtant la fin de l'innocence : l'adolescente vit son dernier été dans son village natal, avant de partir étudier à Brasília, la capitale. Démarrant comme une utopie de récit initiatique, ce dernier été devient celui de tous les bouleversements pour elle et sa bande d'amis confrontés soudain au monde extérieur et à sa violence.

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“Tout est parti de Guaxuma, un petit village de pêcheurs du Nordeste ; c'est un personnage à part entière, explique Tião coréalisateur du film. Nara Normande [sa coréalisatrice] y est née et m’a raconté ses souvenirs d’adolescence, dont celui d'une jeune fille qu’on appelait 'Sans cœur', qui m’a vraiment passionné. Elle se souvenait aussi d’une piscine vide et abandonnée en bord de mer qui servait de lieu d’exploration sexuelle et tout cela m’a directement parlé.” Dans leur film, Tamara et ses amis découvrent leur sexualité, quand la bande n'explore pas les maisons vides des plus privilégiés ou s'en va traîner sur la plage et dans la forêt.

Une lesbienne est née

La réalisatrice souhaitait revenir sur ce moment de découverte de son homosexualité. “À cette époque, ce n'était pour moi qu’un sentiment diffus, souligne-t-elle. Je voulais me souvenir de ces émotions mais aussi évoquer les disparités sociales du Brésil, la prégnance de l’homophobie et la façon dont ces amis se soutiennent les uns les autres.” À l’image de la société brésilienne, la petite bande est très disparate : de Tamara, issue de la classe moyenne, à Blondie, un petit voyou tout juste sorti de prison. Les origines sociales, les ethnies et les sexualités s'y mélangent jusqu’à ce que les rapports de domination qui ravagent la société brésilienne s’abattent sur les ados.

“C’était capital pour nous de montrer la confrontation entre ce groupe d’amis et le monde extérieur, précise Nara. Il fallait montrer la violence pour faire le portrait complexe de la réalité même dans ce cadre de vie qui semble idéal. À la différence des adultes, ces adolescents sont dans l’acceptation de l’autre. Bien sûr, ils se jugent les uns les autres mais ils passent leur temps ensemble et apprennent à se connaître vraiment.”

Violences au Brésil

L’intolérance, l’homophobie et la violence des adultes bousculent la routine estivale de la petite bande, et la chronique ensoleillée aux allures de récit initiatique se mue en un portrait sans concession des problèmes sociaux du pays. Si l'action se déroule à l'été 1996, le constat est toujours valable, et même relativement intemporel. “Nous ne voulions pas mettre trop l’accent sur la reconstitution historique en ne choisissant que de la décoration des années 1990, note néanmoins Tião. Pour créer l'atmosphère de 1996, nous avons plutôt choisi des éléments, comme les anciens téléphones ou les meubles datant de périodes antérieures, comme les années 1980. Ces détails, presque invisibles, permettent de vraiment s’immerger dans l’époque.”

Les deux cinéastes citent volontiers comme inspirations la réalisatrice argentine culte Lucrecia Martel (La Femme sans tête en 2008, Zama en 2017) ou l'italienne Alice Rohrwacher (La Chimère en 2023), et mettent en scène ce terrain de jeux adolescents merveilleux à l’aide de sublimes plans larges, d’une lumière intense qui dore les peaux et exalte les couleurs franches et contrastées du village, de la plage et de la nature environnante. “Les plages du Nordeste ne sont presque jamais montrées dans le cinéma brésilien, regrette Nara. Nous cherchions cette immersion dans ces paysages inhabituels et trouvions très important de montrer cette nature qui participe à créer une atmosphère de conte.”

C’est là que le film puise sa force, dans ce contraste entre la magnificence des paysages et la dureté progressive du propos. Entre cet univers presque irréel de l’adolescence, où tout n’est que découverte, curiosité et beauté irradiante des premières fois, et la dure réalité du monde des adultes, où la différence n’est plus source d’intérêt ou de désir mais de rejet, d’opposition et de violence, Sans cœur est une chronique sociale juste et brutale qui donne envie de suivre ce duo de réalisateurs. Tião planche sur deux projets de long-métrages très différents : un film “très contemplatif” dont l’action se situe dans les années 1950 dans les terres intérieures du Brésil et un thriller contemporain se déroulant dans sa ville, Recife. Nara Normande travaille, elle, sur un film dystopique intitulé Naked Land et qui suivra une “lesbienne dans un road trip à moto”, dans un monde où les citoyens portent des masques pour respirer…

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>> Sans cœur, de Nara Normande et Tião. Au cinéma le 10 avril.

Crédit photo : CinemaScópio

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