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cultureCinéma queer : derrière "Levante", le nouveau souffle venu du Brésil

Par Franck Finance-Madureira le 08/12/2023
"Corpo eletrico"

Depuis cinq ans émerge au Brésil un "novo queer cinema", brut, cru, sexuel et très politique.

Témoin du pourrissement politique des années 2010, avec la destitution de la présidente Dilma Roussef et l’emprisonnement de son prédécesseur Lula, le cinéma brésilien a tenté d’avertir de la division de plus en plus binaire qui dévore le pays, et sa conséquence directe : l’arrivée au pouvoir en 2019 du président d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui, comme Donald Trump, a habilement surfé sur le rejet des personnes queers pour mobiliser la frange la plus conservatrice et religieuse du pays.

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"Le coup d’État de 2016 et la montée de l’extrême droite qui commence dès 2013 nous a mis en colère, racontent les réalisateurs de Hard Paint, sorti en 2018, Felipe Matzembacher et Marcio Reolon. En voyant le pays sombrer dans l’obscurantisme, on savait quels corps, quels groupes allaient être les premiers à payer le prix fort. Nous voulions faire un film sur un 'pédé qui réplique' dans une situation où la violence devient nécessaire, sur la réaction et le besoin de réelles connexions, indispensables pour survivre au cauchemar qui s’annonçait." Loin des clichés sur le Brésil et ses plages de rêve, un nouveau cinéma émerge, une nouvelle vague qui tient tout autant du cinema novo, le renouveau du cinéma social brésilien dans les années1 950 et 1960, dans la droite ligne du néo-réalisme italien, que du new queer cinema, qui consacre les films indé américains queers marqués par le sida et les politiques conservatrices des années 1980 (Derek Jarman, Todd Haynes, Gregg Araki).

Des corps objets de désir

Ce novo queer cinema met en scène des corps marginaux, queers, racisés, pauvres et objets de désir, face à une société patriarcale normative, excluante, moraliste, homophobe, raciste et répressive. On y ressent les violences symboliques exercées par le pouvoir, par les classes dominantes tout comme par une partie du peuple qui se complaît dans l’ignorance, l’extrémisme religieux ou le rejet a priori de l’altérité. Dans nombre de ces films, les corps, bien qu’éprouvés, affirment leur désirabilité, osent jouer avec les clichés, avec le genre et ses diktats. Selon Fábio Leal, réalisateur de Sexe sous conditions, sorti en2022, "ces films ont tous en commun de vouloir provoquer, de vouloir faire bouger les choses, spécifiquement en termes de sexe et de sexualité. Ils n’hésitent pas à brouiller les lignes entre l’art et la pornographie, avec l’idée que ce qui est tabou n’a pas de raison de l’être. Ce sont des films qui se comportent mal."

Cette affirmation de l’intime sert un message de résistance. Le novo queer cinema clame haut et fort que le Brésil n’est ni historiquement, ni culturellement, ni philosophiquement, ce pays de haine de l’autre et d’exclusion des marges, et qu’il a mieux à offrir. Au-delà de tout, il s’agit de célébrer le fait de se retrouver, de faire communauté, de ne pas rester isolé par la différence, de faire un pas vers l’autre. Le novo queer cinéma réaffirme que la plus grande richesse du Brésil est l’incroyable diversité de sa population, au-delà du genre et des identités sexuelles. Et le mouvement continue dans un pays que l’alternance politique n’a pas apaisé, et qui reste divisé.

Voici une sélection de neuf films LGBT+ venus du Brésil à découvrir :

Corpo eléctrico (Marcello Caetano, 2018)

Dans Corpo eléctrico, on suit le parcours d'Elias, petit nouveau dans la mégalopole de São Paulo et dans un atelier de confection textile. Libéré par la ville et ses multitudes de possibilités, il explore ses désirs se confrontant aux limites de tous ordres et à une certaine routine qu'il tente de fuir au fur et à mesure qu'elle le rattrape.

Levante (Lillah Halla, 2023)

Sofia a 17 ans et fait des merveilles dans son équipe queer de volley. Mais la découverte de sa grossesse à la veille d’un championnat important pourrait bouleverser ses plans professionnels. Malgré le soutien de son père et la belle relation amoureuse qu'elle commence à nouer avec sa meilleure amie, réussira-t-elle à faire face aux obstacles des lois anti-avortement soutenues par des suppôts fanatisés ? Ce premier long-métrage de Lillah Halla met en scène une jeune Brésilienne d’aujourd’hui, queer et racisée, et met l’accent sur l’importance des communautés, des familles choisies, des paillettes et du fun.

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Hard Paint (Tinta Bruta, 2018)

Si on ne devait retenir qu’un film, ce serait à coup sûr ce chef d’œuvre du couple de cinéastes Filipe Matzembacher et Marcio Reolon. Pedro a été mis au ban de sa fac, il attend un procès, sa sœur Luiza quitte l’appartement de Porto Alegre qu’ils partageaient. Son monde s’écroule et il s’isole de plus en plus pour se concentrer sur ses activités de camboy sous le pseudo de "garçon néon" : soit des strip-teases avec de la peinture phosphorescente qui réagit à la lumière noire. La rencontre de Léo, un concurrent, va lui redonner goût à la vie. 

Vent chaud (Daniel Nolasco, 2020)

Sandro et Ricardo, collègues dans une compagnie minière, se retrouvent régulièrement dans un bois pour baiser. Mais Sandro est obsédé par le sublime Maicon, qu’il croise régulièrement à la piscine. Quand il apprend que ce dernier entretient une relation avec Ricardo, tout se complique… Un film à la croisée des univers d’Alain Guiraudie et de Tom of Finland, qui mélange le monde du travail et celui des désirs et des fantasmes.

Trois Tristes Tigres (Gustavo Vinagre, 2022)

Depuis des années, le réalisateur Gustavo Vinagre creuse le sillon d’un cinéma queer radical, expérimental, voire souvent pornographique. Dans Trois Tristes Tigres (dont le titre est inspiré par une comptine), il imagine un futur proche dystopique dans lequel un mystérieux virus s’attaque à la mémoire. Un trio d’amis queers nous raconte leur histoire avant qu’elle ne tombe dans l’oubli. Ce film camp, qui aborde aussi la question du VIH, est une plongée dans les luttes LGBTQI+.

Règle 34 (Júlia Murat, 2022)

Simone, étudiante en droit et engagée dans la lutte contre les violences faites aux femmes, explore ses fantasmes de soumission en devenant camgirl. Mais est-il possible de lier combats politiques et penchants masochistes quand on est une jeune femme noire, politisée et féministe ?

▲  Les Bonnes Manières (Juliana Rojas et Marco Dutra, 2017)

À la fois comédie musicale, film sociétal et film de genre, Les Bonnes Manières met en scène Clara, une infirmière solitaire engagée comme nounou par Ana. Les deux femmes, issues de milieux sociaux opposés, vont se rapprocher. Mélange des genres presque incongru, Les Bonnes Manières prend les atours du conte horrifique avec toujours en ligne de mire les inégalités sociales et la mise au ban des différences. 

▲  Sexe sous conditions (Fábio Leal, 2022)

Francisco surveille via son ordinateur si tout le monde respecte le confinement jusqu’au jour où, largué en visio par un amant qui doute de sa sexualité, ce "relou" de service craque. Malgré sa profonde hypocondrie, il consent à renouer avec une vie sexuelle, mais sous certaines conditions, et le protocole qu’il met en place pour ses plans cul est un parcours du combattant. Ce film réalisé quasiment sans budget par Fábio Leal (qui interprète le rôle principal) est extrêmement drôle et inventif.

Bixa travesty (Kiko Gifman et Claudia Priscillia, 2018)

Linn da Quebrada, star du rap dans la région de São Paulo, femme trans issue d’une banlieue populaire, se livre sans pudeur dans ce documentaire, co-écrit avec les deux réalisateurs, sur son parcours, son milieu, ses amis et ses problèmes de santé. Sans fioritures, Bixa travesty dépeint comme jamais la scène queer brésilienne et les combats d’une jeunesse non-conforme. Depuis ce film, Linn da Quebrada est devenue une star de la télé brésilienne et fait des tournées dans le monde entier. 

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Crédit photo : Corpo eléctrico, Salzgeber & Co. Medien GmbH