Depuis vingt ans, la réalisatrice féministe Erika Lust tourne du porno éthique. Son nouveau film, Salsa queer, mélange savamment nos sexualités et nos identités queers.
Dans la chaleur langoureuse d’un patio intimiste, les hanches s’apprivoisent sur des airs de musique latine. Dans le nouveau film porno d’Erika Lust, intitulé Salsa queer, on prend le temps de poser un cadre, une ambiance ; la température monte petit à petit, l'alchimie prend doucement entre les acteurs. Ici, le sexe est résolument queer. Les corps se frictionnent, les chemises tombent et les couples de danseurs se mélangent pour une partie à quatre particulièrement humide. La frontière entre les genres est ténue, n'obéit à aucune forme de binarité, les sexualités sont fluides. Bref, chacun trouve midi à sa porte.
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Ce projet de la réalisatrice pionnière du porno féministe marque les 20 ans de son studio. Si depuis The Good Girl, la technique a évolué, l’esprit des débuts est resté inchangé. "Quand j’ai commencé à regarder du porno, je n’arrivais pas à déconnecter et à pleinement apprécier le moment, confie Erika Lust. Ce que je voyais ne me parlait absolument pas, ne correspondait pas à mes fantasmes, ne titillait en moi aucune forme de curiosité." On sait trop bien ce que donne le porno lorsqu'il est fait par des hommes, centré sur leurs expériences et leurs envies. Ils ne gémissent pas, ne se cambrent pas et se limitent bien souvent à un pénis plus dur que dur qui finit par éjaculer en mode geyser. "Ce qui est montré à l’écran n’a d’ailleurs pas tant à voir avec le consommateur mais avec les personnes derrière la caméra : un groupe d’hommes blancs d’âge moyen qui ont une vision homogène de la pornographie. Une grosse paire de seins, un bon cul…"
"Mixer nos expériences et nos identités"
Dès le début, Erika Lust a essayé d’inverser la tendance, proposant des récits chauds qui partent d’un point de vue féminin, et plus largement d’un regard minoritaire jusqu’ici peu représenté. Les femmes abandonnent leur statut de bel objet, deviennent les personnages principaux de ses histoires. "Là où le porno mainstream se concentre surtout sur l’aspect génital des interactions, détaille-t-elle, j’apporte une grande attention au scénario, au caractère artistique et cinématographique de mes films." Tout comme le cinéma, "le porno a le pouvoir d’amplification des émotions. Il révèle nos désirs, nous aide à devenir un peu plus nous-mêmes."
Bien sûr, le porno n'a pas à être réaliste. Mais la réalisatrice le veut authentique : "Il ne doit pas se contenter de reproduire les stéréotypes éculés qui foisonnent dans la société, pose Erika Lust. Le porno est le reflet de valeurs et de rapports de domination préexistants dans la société mais j’essaye de ne pas me cantonner à cette structure patriarcale, de parler à d’autres audiences." Consciente que la pornographie a tendance à "revêtir un vernis inclusif tout en fétichisant le vécu des personnes minorisées", elle met un point d’honneur à impliquer les concernés dans le processus créatif.
"Dès le départ, j’ai été mue par la volonté de mixer nos expériences, nos identités", développe la réalisatrice. Salsa Queer illustre parfaitement ce mélange, cette multiplication des corps et des préférences. Pas de sacro-saint schéma "préliminaire, pénétration, éjaculation" mais plutôt un buffet à volonté qui part dans tous les sens. Un jouet par ci, une langue par là, on se masturbe dans tous les sens, on copule comme on l'entend. On prend des identités hétérogènes et on se retrouve avec un ensemble harmonieux. "Je crois que voir ce qui provoque le désir de l’autre est une des clés de l’acceptation de l’altérité, analyse-t-elle. Cela nous permet de nous comprendre mutuellement et nous montre que nous ne sommes pas si différents, peu importe nos sexualités."
Déstigmatiser le travail du sexe
"Pouvoir m'exprimer de manière créative sur un tournage me permet de montrer différentes facettes de moi-même qui vont au-delà de l’incarnation d’un personnage à l'écran, assure Bishop Black, artiste de 39 ans, noir, non-binaire et bisexuel qui a tourné dans de nombreux films du studio. J'adore jouer. Plus que ma vocation, c’est toute ma vie. Si ça peut transparaître à la caméra, que les gens le comprennent et que ça fait écho à quelque chose en eux, cela m'apporte de la joie." Afin de tirer le meilleur de ses performeurs, Erika Lust a instauré un code de conduite afin de créer un environnement sûr pour que chacun puisse se sentir à l’aise d’exprimer ses limites et de dire "non" le cas échéant sans crainte de répercussion.
Cela passe notamment par la présence d’une coordinatrice d’intimité sur les tournages : María Riot, auparavant actrice dans les productions Erika Lust. "Ma mission consiste à protéger et rassurer les performeurs sur le plateau, explique-t-elle. Je fais de mon mieux pour leur éviter de connaître les moments difficiles par lesquels je suis passée sur certains tournages en tant que performeuse. J'ai toujours en tête leurs désirs et limites." Cela va de leur boisson favorite à leur position de prédilection en passant par leur lubrifiant favori. Sur le plateau, elle garde les yeux rivés sur le moniteur, attentive à l’ambiance, au ressenti qui transparaît, propose des pauses régulièrement, etc.
Mais l’éthique se joue aussi hors des tournages. "Les consommateurs paient pour leur musique, leurs films, multiplient les plateformes de streaming, mais pas pour leur porno, s’agace Erika Lust. Tant que cela ne changera pas, les gens n'investiront pas pour regarder du porno à la fois différent et de meilleure qualité." Impossible de se prétendre éthique lorsqu’on distribue du porno sans rétribuer les collaborateurs à leur juste valeur. La réalisatrice essaie de responsabiliser le spectateur au maximum, de l’éduquer à déconstruire ses désirs. "C’est tout le principe de la culture, argue-t-elle. Notre capacité à observer, analyser, critiquer, apprendre et éduquer nos goûts, enrichir notre savoir, approfondir notre ouverture d’esprit… Mais dès que ça touche le sexe, on manque d’éducation et d’inclusivité, ce n’est pas considéré comme une priorité."
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Crédit photo : Images de Salsa Queer par ERIKALUST Films