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gouvernementPorno : le retour des censeurs

Par Nicolas Scheffer le 22/12/2022
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Sous prétexte de protéger les enfants, le gouvernement souhaite cadenasser l’accès aux sites pornos. Derrière cette initiative, une coalition politique inédite se fait jour pour carrément interdire le X. Un dossier à retrouver dans le nouveau têtu· disponible en kiosques.

Illustrations Karlo Martinez

La boîte à mouchoirs à portée de main, le pantalon sur les chevilles, on s’installe confortablement pour naviguer sur les “tubes” afin de choisir son fantasme du jour parmi les dizaines de catégories et millions de vidéos accessibles gratuitement. Passé la publicité proposant d’agrandir son pénis ou de jouir en moins de 40 secondes, dont on espère que le volume sonore, qu’on avait oublié de baisser, ne réveillera pas les voisins, un gladiateur au matériel XXL s’apprête à nous faire passer un agréable moment… Eh bien profitons-en, car ceci appartiendra peut-être bientôt au passé ! En effet, le gouvernement, appuyé par un rapport sénatorial, a bien l’intention de compliquer fortement l’accès au porno sur internet, et ce au prétexte de la protection de la jeunesse et de la lutte contre les violences patriarcales.

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Le porno, outil d'éducation sexuelle

Pourtant, le X a permis à de nombreux ados d’interroger et d’explorer leurs désirs, le temps de comprendre et d’accepter leur orientation sexuelle. “Pour les jeunes LGBTQI+ qui n’ont pas fait leur coming out, le porno peut être un vrai outil d’éducation sexuelle”, écrit Didier Lestrade dans I love porn, son ouvrage consacré au porno gay. Dans la pénombre de nos chambres d’ado, à l’abri, seuls devant nos écrans, combien d’entre nous ont-ils pris le temps d’apprivoiser leur corps, de contempler ceux des acteurs, parfois dans leurs plus infimes détails – une goutte de sueur perlant sur un front, la courbe facétieuse d’un sourire, des biceps saillants –, ce qui, à l’extérieur, dans la rue ou les vestiaires d’un lycée, aurait pu nous valoir un flot d’insultes ? “Il y a cinquante ans, c’est l’absence de matériel érotique qui m’isolait, et cette misère sexuelle a été plus traumatisante qu’une incursion inattendue du porno dans ma vie”, poursuit le cofondateur d’Act Up-Paris.

En novembre 2019, dans un discours à l’Unesco, le président de la République, Emmanuel Macron, donnait six mois aux “acteurs de l’internet” pour empêcher les mineurs de moins de 15 ans d’accéder aux sites pornographiques. En juin 2020, à la faveur d’une loi contre les violences conjugales, le gouvernement a demandé à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) de poursuivre en justice les sites pornographiques n’empêchant pas suffisamment l’accès à leur site par des mineurs.

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Rapport sénatorial, "Porno, l'enfer du décor"

Puis quelques mois plus tard démarrait l’affaire French Bukkake, du nom d’un site français spécialisé dans des vidéos où plusieurs hommes éjaculent sur une femme. La justice ouvrait alors une instruction pour “traite d’êtres humains aggravée, viol en réunion et proxénétisme aggravé” – des actrices accusent de viols, de violences et de multiples autres atteintes au consentement lors des tournages – et le dossier éclaboussait les géants français du porno Jacquie et Michel et Marc Dorcel. Sur cette lancée, quatre sénatrices (PCF, PS, centre-droit, LR) ont publié en septembre un rapport de 190 pages, Porno, l’enfer du décor.

Pavé dans la mare”“choc”“accablant” : dès le lendemain de sa parution, le rapport est encensé par une presse dithyrambique qui relaie les 23 propositions pour protéger les mineurs et les actrices pornos, sans questionner leurs préjugés ou leur réalisme. Si l’on salue évidemment la volonté affichée de protéger les actrices en facilitant par exemple les signalements des violences sexuelles sur la plateforme Pharos, d’autres propositions sont beaucoup plus contestables, comme l’interdiction du porno aux mineurs de plus de 15 ans – le rapport sénatorial ne les distingue pas de ceux n’ayant pas atteint la majorité sexuelle.

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Une loi inapplicable

Les sénatrices invitent donc à “appliquer la loi sur l’interdiction d’accès des mineurs”et à “protéger la jeunesse”. Une loi considérée en juillet comme inapplicable par la Commission informatique et libertés (Cnil), les seuls moyens techniques envisageables pour la faire appliquer étant “contournables et intrusifs”, ce que le rapport reconnaît d’ailleurs parfaitement. Utiliser une carte bleue ? Beaucoup de mineurs en ont déjà une. L’intelligence artificielle et la reconnaissance faciale ? La marge d’erreur est immense. La vérification des documents d’identité ? Le système est facilement contournable – un mineur pouvant subtiliser la carte d’identité de ses parents. Et comment demander à un internaute de transmettre à une plateforme porno des données aussi personnelles ? Bref, il semble qu’il ne faille guère attendre de la technologie une solution miracle pour contrôler l’âge des utilisateurs. 

“Ne pas parler du porno aux jeunes empêche de faire un travail pédagogique."

Florian Vörös, sociologue

Interdire la gratuité des contenus pornographiques pourrait apparaître comme une solution, souligne encore le rapport. En effet, les mineurs consultent aujourd’hui exclusivement des sites gratuits.” Très bien. Mais si tant est que l’on puisse interdire l’accès des ados au porno, serait-ce seulement souhaitable ? Sachant que la majorité sexuelle est à 15 ans, pour quelles raisons interdirions-nous aux mineurs ayant dépassé cet âge de regarder du X ? D’autant que tout le monde s’accorde à dire que cela pourrait s’accompagner d’une éducation à déconstruire les stéréotypes. 

“Ne pas parler du porno aux jeunes empêche de faire un travail pédagogique pour remettre en cause les représentations véhiculées par cette industrie”, souligne Florian Vörös, sociologue spécialiste de la culture pornographique et auteur de Désirer comme un homme, enquête sur les fantasmes et les masculinités. Une éducation d’autant plus nécessaire qu’à côté du porno il y a aussi les nudes envoyées sur Snap, les teasers sur Twitter renvoyant vers OnlyFans, les sites de cam… tout un arsenal accessible depuis n’importe quel smartphone, et qui déjoue facilement le contrôle parental puisqu’il ne s’agit pas de sites spécifiquement pornographiques. 

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Protection des acteurs et actrices pornos

Objectif également louable du rapport, s’attaquer aux “violences sexuelles, physiques et verbales envers les femmes, massivement répandues dans le milieu du porno”. Toutefois, si “imposer aux plateformes de satisfaire gratuitement aux demandes de retrait de vidéos”, comme elles le proposent, va dans le bon sens, les sénatrices évitent la question du respect des droits du travail pour les acteurs et actrices pornos. “Dans l’industrie française, le contrat est quasiment inexistant”, avance Thierry Schaffauser, militant au Syndicat du travail sexuel (Strass). Selon lui, l’absence de contrôle du droit du travail sur les tournages est responsable de nombreuses dérives. 

"Des lois protègent contre les violences sexuelles, il suffit de les appliquer."

Eva Vocz, responsable de plaidoyer à Act Up-Paris

“Des lois protègent contre les violences sexuelles, il suffit de les appliquer. Dans l’affaire French Bukkake, des plaintes avaient été déposées sans être véritablement prises au sérieux”, note Eva Vocz, responsable de plaidoyer à Act Up-Paris. Des actrices disent avoir été forcées à des pratiques qu’elles avaient refusées, ce qui constituerait un viol. “Ce que les actrices sont prêtes à faire ou non devrait figurer dans un contrat, cela serait beaucoup plus protecteur que n’importe quel droit théorique”, abonde Thierry Schaffhauser. “Dans d’autres pays, les travailleur·ses du sexe (TDS) peuvent faire appel à des agents qui négocient les contrats et définissent les conditions de tournage. Ils prennent une petite commission sur la scène, mais ils permettent aux TDS d’avoir beaucoup plus de poids dans la négociation, abonde Nikita Bellucci, productrice militant pour un porno éthique, respectueux en particulier des actrices. Mais en France, une telle pratique est assimilée à du proxénétisme.”

Dans leur rapport, les sénatrices balaient le sujet : “L’élaboration de « chartes déontologiques », la présence de « coordinateurs d’intimité » ou la signature de contrat incluant des clauses sur le consentement à certaines pratiques est largement utilisé par certains producteurs de contenus pornographiques comme un pur argument marketing ou de feminism washing, assènent-elles, avant de dénoncer “le concept même de pornographie éthique comme une aberration sémantique, une contradiction dans les termes”. Et c’est là où le bât blesse et qu’apparaît l’objectif véritable du rapport : “S’interroger sur la possibilité de proscrire toute représentation non simulée d’actes sexuels.” En clair, sur une interdiction pure et simple de la pornographie.

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"Contre nature", un terme qui ne passe pas

En point d’orgue de leur réquisitoire anti-porno, les autrices citent une victime anonyme du dossier French Bukkake : “Sur des sites pornographiques, les vidéos sont classées par catégories : gangbang, qui peut subir cela ? des bukkakes, des choses aussi violentes, contre nature ? Ce n’est pas normal d’accepter ça.” Soyons clairs : il ne s’agit pas de minimiser la “culture viriliste de la sexualité des hommes [hétéros], qui passe par la domination sexuelle des femmes”, et que dénoncent à raison les sénatrices. Mais de là à disqualifier des pratiques sexuelles en tant que telles et à qualifier le bukkake et le gangbang de “contre nature”, il y a un pas que la communauté queer, qui connaît bien ce champ lexical religieux, ne peut accepter…

Les rapports institutionnels voient le porno comme un problème en soi. Mais que des personnes majeures et consentantes pratiquent du sexe devant une caméra n’est pas moralement répréhensible, quelles que soient leurs pratiques”, souligne le sociologue Florian Vörös. 

Une catharsis

Parmi les nombreux détracteurs du porno, on compte également les mouvements abolitionnistes, qui l’accusent d’être le bras armé de la culture du viol. Or “le fantasme est une activité subconsciente, conditionnée par l’environnement socioculturel, qui nous confronte à l’emprise psychoactive des rapports de sexe, de race et de classe”, développe Florian Vörös. Autrement dit, le porno n’est qu’une manifestation des rapports de domination et permet de les reproduire dans un espace fictif pour, éventuellement, s’en libérer.

Une mission que se donne Romy Alizée, photographe, actrice et réalisatrice d’un porno qu’elle veut révolutionnaire : “On peut créer nos propres codes, créer un porno queer sans entrer dans quelque chose d’attendu. On peut être très critique vis-à-vis de la pornographie en la changeant de l’intérieur”, soutient-elle. Inventer plutôt qu’interdire : exaltant défi.

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