[Dossier spécial JO à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, disponible en kiosques, ou sur abonnement] Star internationale de la course à pied dans les années 1920, l'athlète allemand Otto Peltzer, recordman mondial en 800 m et 1.500 m, vit sa carrière brisé par la montée du nazisme.
Berlin, 11 septembre 1926. Quelque 30.000 personnes sont venues assister à l’une des plus grandes courses du XXe siècle sur la piste du Sport-Club Charlottenburg. Derrière la ligne de départ, des pointures s’apprêtent à s’élancer pour 1.500 m de course. Paavo Nurmi, le “Finlandais volant”, est champion du monde en titre, et beaucoup l’estiment imbattable. Le Suédois Edvin Wide peut l’accrocher – il est l’un des meilleurs de la planète sur la distance – et l’Allemand Herbert Böcher, 23 ans, semble assez prometteur pour créer la surprise. Quant au compatriote de ce dernier, Otto Peltzer, il est en forme ; 1926 lui sourit. En juillet, à Londres, le moustachu élancé a battu le champion olympique en titre Douglas Lowe sur 800 m, mais personne ne l’attend sur 1.500 : certains lui ont même déconseillé de risquer une humiliation. À tort.
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Nurmi, Wide et Peltzer courent, d’abord, en formation serrée. Mais à l’approche du dernier tour, Wide lance une offensive, dépasse le Finlandais et prend la tête du trio. Soudain, alors que le public s’attend à un sursaut du favori, c’est le troisième qui passe à l’attaque ! Peltzer dépasse Nurmi, rattrape Wide à 50 m de l’arrivée et… fonce vers la victoire, sous les ovations d’un public survolté. À l’arrivée, le vainqueur fait mieux que battre Nurmi : il écrase son record (3:52,6) et en établit un nouveau (3:51). Des félicitations du monde entier salueront son exploit qui, dans une Allemagne isolée, exclue en 1920 et 1924 des Jeux olympiques d’Anvers et de Paris, lui vaut d’être traité en héros national.
Course vers l'enfer
Quand Otto Paul Eberhard Peltzer vient au monde le 8 mars 1900, au sein d’une famille bourgeoise établie dans le Holstein, une riche région du nord de l’Allemagne, il a déjà une sœur, Ilse, de deux ans son aînée. Un cadet, Werner, complète la fratrie trois ans plus tard. Dans ses mémoires écrits en 1955 (Umkämpftes Leben, "Une vie contestée"), il décrira sa petite enfance dans la ferme parentale comme tout à la fois solitaire et idyllique, grâce au goût pour la nature et la liberté qu’on lui a inculqué. Mais à 7 ans, le gosse qui aime tant cavaler dans la campagne peut soudain à peine marcher. Les médecins diagnostiquent une inflammation de la hanche, plâtrent sa jambe gauche, ordonnent des semaines d’alitement, puis des mois en fauteuil roulant. “Mon enfance était terminée, raconte-t-il. Je suis devenu un paria, un excentrique et serai traité comme tel, surtout à l’école.”
En grandissant, celui que l’on considère jusqu’à 11 ans comme un semi-invalide se découvre paradoxalement des dispositions sportives. La gymnastique, discipline privilégiée dans les écoles germaniques, n’est pas son fort mais le garçon a un autre atout : il court vite. Timothy Johnston et Donald Macgregor, auteurs d’une biographie en anglais parue en 2016, décrivent cet adolescent comme un être “complexe, contradictoire, réputé pour ses multiples enthousiasmes, son énergie débordante et son esprit de compétition. (…) C’est déjà un loup solitaire, une sorte de rebelle.”
Tout en trouvant le temps de décrocher en 1925 un doctorat de sociologie et d’économie, Peltzer se forge entre 1925 et 1930 un palmarès qui le hisse parmi les meilleurs coureurs de demi-fond du monde. Sa renommée est telle qu’en 1927, il est reçu à la Maison-Blanche par le président américain Calvin Coolidge. Outre ses performances, c’est par les aspérités de sa personnalité qu’il se fait remarquer. L’athlète est coutumier des faux départs, avec lesquels il fait redescendre la pression mais agace certains concurrents. Il se singularise aussi par ses méthodes d’entraînement atypiques. En 1925, après son refus de participer à une course prestigieuse à Berlin au profit d’un petit événement à Hambourg, un camarade de club l’affuble d’un surnom durable : “Otto l’étrange”. Son franc-parler, son esprit critique hérissent les autorités sportives qu’il n’hésite pas à contester, comme lors des JO d’Amsterdam en 1928 puis de Los Angeles en 1932, où il est pourtant capitaine de l’équipe d’athlétisme. Peut-il seulement imaginer que son existence basculera bientôt de la gloire à la pire tragédie ?
En 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne. Peltzer a rejoint le Parti national-socialiste en espérant pouvoir faire avancer sa carrière d’entraîneur. Mais il est homosexuel, ce qui n’est pas du goût des nouveaux maîtres du Reich. Depuis 1871, le paragraphe 175 du Code pénal allemand interdit les relations sexuelles entre hommes. En 1935, le régime le durcit considérablement : le nombre de condamnations passe de 948 en 1934 à 8 562 en 1938… Arrêté, Peltzer est condamné à 18 mois de prison. Libéré prématurément peu avant les JO de Berlin de 1936, il est néanmoins interdit de revenir au sport, y compris comme entraîneur. De nouveau arrêté en 1937, il parvient à se faire relâcher grâce à un ami bien placé au parti nazi, et se résout à quitter le pays. Quand la guerre éclate, il gagne la Suède. Pourquoi retourne-t-il en Allemagne en 1941 ? Le somme-t-on, comme le suggérera le magazine Der Siegel en 1948, d’aller y faire son service militaire sous peine de représailles sur sa famille ? Le voilà, en tout cas, dans la gueule du loup.
Un mystérieux docteur
Le quadragénaire est envoyé à Mauthausen, en Autriche, dans l’un des camps les plus durs et les plus meurtriers du système concentrationnaire. Doté d’une carrière de granit où les nazis exterminent par le travail, cet enfer est placé sous le commandement de Franz Ziereis, connu pour avoir offert une arme et des cibles vivantes à son fils en guise de cadeau pour son 11e anniversaire. Face aux déportés, le SS ne fait pas mentir sa réputation de cruauté : “Vous voyez cette cheminée ? Vous voyez la fumée ? C’est la meilleure façon de sortir de ce camp.” Peltzer y accomplira, pourtant, un nouvel exploit. Acculé au travail forcé, battu jusqu’au sang, il y survit jusqu’à l’arrivée des Américains le 5 mai 1945. Pour une libération qui n’en est pas tout à fait une…
Car après la guerre, de nombreux responsables sportifs sont restés en place et vont l’empêcher de reprendre pied dans la société en utilisant, notamment et une fois encore, sa sexualité contre lui. En 1956, se sentant menacé par d’autres poursuites, l’ancien héros quitte sa patrie vers de nouvelles errances. Ses efforts pour essayer de trouver du travail en Iran, en Irak, en Chine et même au Japon se heurtent à un mur : le ministère des Affaires étrangères s’est employé à le discréditer auprès d’éventuels soutiens.
En 1962, cependant, alors qu’ils effectuent une tournée en Asie, les athlètes allemands sont cueillis par une sacrée surprise. Forts de six médailles sur piste aux JO de Rome, ils arrivent à New Delhi en terrain conquis et se cassent les dents sur des concurrents bien plus coriaces que prévu. Derrière cette prouesse, la délégation découvre un homme dont personne n’a eu vent, que tout le monde surnomme “Le Doc”, et que certains finissent par identifier… Trois ans auparavant, Peltzer a obtenu un emploi au stade national d’athlétisme et ouvert le chapitre le plus improbable de son existence : sans parler hindi et dans un grand dénuement, il s’est mis à coacher les gamins des rues. “Les enfants lui donnaient à manger – ma mère préparait des chapatis et nous les prenions pour Le Doc”, a raconté l’un d’eux en 2010 à un journaliste du quotidien australien The Sydney Morning Herald. Cette extraordinaire destinée a intéressé le réalisateur britanno-polonais Rafael Kapelinski, qui prépare un biopic, The Distant Near, avec le comédien allemand August Diehl.
En 1967, Le Doc s’est envolé pour l’Allemagne, ses proches l’ayant convaincu d’aller s’y faire soigner après une attaque cardiaque. Sur place, Peltzer trouve encore l’occasion de faire venir un champion indien junior ; il quitte d’ailleurs l’entraînement lorsque son cœur le lâche pour de bon, le 11 août 1970. Lorsqu’on l’a retrouvé, il portait son chronomètre autour du cou. À 70 ans, sa course était terminée.
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Crédit photo : Harris & Ewing / Library of Congress