interviewAya Nakamura : "Pourquoi ce serait tabou de parler de cul ?"

Par Antoine Patinet le 28/07/2024
Aya Nakamura

Avec Aya Nakamura, même la Garde républicaine se déhanche sur "Djadja" et "Pookie" ! têtu· avait rencontré la chanteuse pour notre numéro 225, à l'occasion de la sortie de son troisième album, Aya.

Ça ne va pas plaire à tout le monde, mais Aya Nakamura est en train de devenir une de nos nouvelles icônes. Pour son troisième album, Aya, la chanteuse de “Djadja” assume d’être une ­superstar et s’affiche sur les écrans géants de Time Square, à New York. Il faut dire qu’à 25 ans la jeune artiste a tout explosé : les compteurs du streaming, qui l’ont placée dans la top list de Spotify des albums les plus écoutés au monde dès la première semaine ; les codes, avec ses textes argotiques qui font souffler un vent de fraîcheur sur une chanson française sentant le velours poussiéreux et la naphtaline ; et la barrière invisible qui semble habituellement séparer les artistes francophones du reste du monde. Elle fait danser Rihanna, Madonna, collabore avec Maluma, la plus grande star d’Amérique latine, ou encore avec le rappeur britannique Stormzy.

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C’est dans un hôtel chic du 8e arrondissement de Paris qu’Aya Nakamura nous donne rendez-vous. Le genre d’endroit où le gel hydroalcoolique sent le parfum de créateur. Sa rencontre avec têtu· vient clore une journée promo éprouvante pour la chanteuse. Perchée sur des talons géants, coiffure parfaite, elle grignote des frites de ses ongles manucurés. Tout autour, une aura de confiance en elle, armure protectrice face à des journalistes plus ou moins bienveillants. Quand la question ne l’inspire pas, elle répond “non”, ou “je sais pas”. Et puis, parfois, elle rigole à gorge déployée, se laisse aller à des confidences. Le discours n’est pas rodé comme le serait celui d’une popstar américaine. Et ça fait du bien.

  • Ton nouvel album s’appelle Aya, et il cartonne déjà. Pourquoi Aya, tu as l’impression que Nakamura a pris trop de place ?

J’avais envie de quelque chose de plus posé. C’est un album plus intime, qui parle beaucoup de ce que j’ai vécu depuis l’album précédent. Même si le succès n’a rien changé à ma vie. Tu vois, à mon anniversaire, on était confinés, donc j’ai fait ça en petit comité, en famille, et c’était très bien.

  • Dans tes chansons, tu mets un peu cher aux mecs. Mais dans cet album tu en épargnes un : le tien. Dans “Préféré”, tu dis qu’il connaît “toutes [t]es positions préférées”. Depuis Mylène Farmer, on n’avait pas entendu une artiste parler de sexe de cette façon. Pourquoi tu parles de cul aussi frontalement ?

Parce que j’aime le cul ! (Rires.) Je trouve ça toujours bizarre quand les gens me disent : “Attends Aya, t’as quand même pas parlé de cul dans ton album !” Mais le cul c’est ce que font la plupart des couples ! Pourquoi ce serait tabou d’en parler ? De toute façon, dans ma vie de tous les jours, je parle de cul naturellement. Les gens qui me connaissent le savent.

  • T’es le genre de meuf qui fait des blagues de cul à table ?

Hum, ça dépend avec qui ! (Rires.)

  • Dans “Bif”, tu chantes : “J’fais mon bif et je me débrouille toute seule.” Aya Nakamura, elle est féministe ?

Je crois qu’il y a plusieurs sortes de féminisme et beaucoup de combats à mener. Mais je pense qu’aujourd’hui s’assumer comme on est c’est un bon début. C’est ce que j’essaie d’apprendre à ma fille. Être une femme et accepter ses défauts, accepter de croire en sa propre vision des choses, la défendre et se faire une place dans la société, c’est déjà être féministe.

  • Le choix de tes mots a été pas mal critiqué. Dans “Sentiments grandissants”, on a l’impression qu’il y a moins d’argot que dans tes autres morceaux. Les haters ont gagné ?

Y’a un peu d’argot dans les couplets, quand même ! Mais je ne calcule pas les haters, je n’ai pas écrit le morceau pour eux. Quand il y a eu cette vague de “on comprend rien à ce qu’elle dit”, j’avais juste envie de leur retourner la question. Est-ce que c’est pas vous qui restez campés sur vos positions musicales et qui ne voulez pas vous ouvrir ?

  • Ça n’a eu aucune influence sur ton écriture pour ce disque ? Ça t’a pas bloquée ?

Pas du tout. J’écris comme je parle, comme je parle avec mes amis, et comme mon entourage parle. Eux, ils comprennent très bien mes chansons.

  • T’as conscience d’être un modèle pour pas mal de jeunes gays ?

Pas du tout ! Y’a plein de mecs qui m’écrivent pour me dire merci, pour m’apporter leur soutien face aux critiques, mais je me suis toujours demandé ce qu’ils percevaient de plus en moi par rapport à d’autres meufs qui font de la musique…

  • Peut-être que c’est cette façon que tu as de ne jamais t’excuser d’être là, d’être toujours 100 % toi-même et de dire “c’est à prendre ou à laisser”. C’est quoi ta recette ?

Franchement, je sais pas. Je suis comme ça ! J’ai toujours eu confiance en moi. Déjà petite j’avais mon propre avis, je n’attendais pas d’avoir celui de mon père ou de ma mère. On débattait beaucoup. Mais j’avais pas souvent le mot de la fin ! (Rires.) Mais cette indépendance elle s’exprimait aussi dans les moments de “down”. J’ai toujours réussi à me consoler moi-même quand ça n’allait pas. Quand j’ai un coup de mou, je fonce. De toute façon, maintenant, j’ai plus le choix !

  • Dans le clip de “Pookie”, il y a des danseurs de voguing, une danse emblématique de la culture queer…

J’adore le voguing. C’est une danse originale avec beaucoup de nonchalance, et en même temps les mouvements dégagent vachement de confiance en soi. Il y a un côté “regardez-moi, je suis là et qu’est-ce qu’il y a ?”. Je trouve ça stylé.

  • T’es déjà allée dans un ball ?

Jamais ! Franchement j’aurais bien voulu, mais j’ai pas eu le temps entre la tournée et le Covid-19. Mais ça doit être un spectacle magnifique. Les mecs, ils portent des talons, ils dansent, ils font des sauts… Faut le faire quoi !

  • Tu sais pas sauter avec des talons, toi ?

Non ! (Rires.) Je sais marcher avec des talons, mais ce qu’ils font, je sais pas le faire.

  • Ça te file pas la grosse tête quand Rihanna ou Madonna dansent sur tes chansons ?

(Elle s’illumine.) Ah j’avoue ! (Rires.) Nan, pas pour l’instant. Mais c’est flatteur que des stars que j’aimais quand j’étais petite écoutent mes morceaux. Après, peut-être que j’ai pris la grosse tête et que je ne suis pas au courant !

  • En même temps, ça doit être difficile de garder les pieds sur terre. T’es la Française la plus écoutée du monde sur Spotify. “Djadja” n’est pas loin du milliard de vues sur YouTube en comptant la reprise avec Maluma. D’ailleurs, t’as pas son 06 ? J’ai un truc à lui demander, trois fois rien, juste de m’épouser…

(Elle manque de s’étouffer avec une frite.) Je pense pas qu’il apprécierait ! Après je sais pas s’il joue chez vous ou pas, je lui ai pas posé la question. (Rires.)

  • Aujourd’hui, on te considère comme une artiste urbaine, alors que t’es ultrapopulaire. Tu te considères comme une artiste urbaine ou une artiste pop ?

Pour moi, quand on dit “musique urbaine”, c’est comme si on disait : “Vous, les minorités, vous faites de la musique ‘urbaine’ parce que vous venez des quartiers.” Je trouve ça un peu réducteur. On cherche toujours à te mettre dans une case, et c’est chiant.

  • À partir du moment où t’as des milliards de vues, t’es pas une artiste pop ?

Peut-être ! Qui dit ça en fait ? Est-ce que c’est l’industrie ? Est-ce que ce sont les gens qui écoutent ? Qui définit ce que tu fais en tant qu’artiste ? Moi, je ne me pose pas la question de savoir si je suis “pop” ou “urbaine”. Je fais ma musique, c’est tout.

  • On a l’impression que cette musique considérée comme “urbaine” serait plus homophobe que la pop…

Je crois pas. Il y a des homophobes partout. Il ne faut pas stigmatiser tous les rappeurs parce qu’il y en a un qui a dit une connerie. C’est pareil pour les gens des quartiers. Certains sont très ouverts d’esprit, d’autres non. Mais c’est vrai que c’est compliqué pour les gays, parce qu’il y a plus d’homophobes que de racistes.

"Les homophobes n’ont pas compris qu’on était tous uniques."

  • Comment ça ?

Dans les racisés y’a des homophobes, et dans les babtous racistes y’a des homophobes. Ça fait mathématiquement plus d’homophobes que de racistes ! Mais tant pis pour eux. Ils n’ont pas compris qu’on était tous uniques. Il faut accepter la différence, la complémentarité, c’est comme ça qu’on fait un beau monde.

  • Tu as subi beaucoup de discriminations ?

Quand j’ai commencé à avoir du succès, on me demandait toujours : “Alors, qu’est-ce que ça fait d’être une femme noire et d’être connue ?” Je sais que je suis Renoi, mais pourquoi vous voulez me le rappeler ? Dès qu’on parle d’une femme noire, on évoque sa force, on la qualifie de “guerrière”, de “lionne”… C’est gênant. Toutes les Renois ne sont pas pareilles. Même au sein de la communauté, les meufs s’appellent toutes “ma sœur”. C’est un peu bizarre que toutes les Renois s’appellent “ma sœur”. OK on a la même couleur, mais je crois pas que les Blancs s’appellent “mon frère” ou “ma sœur” quand ils ne se connaissent pas.

  • C’est pas une forme de solidarité ?

Moi, je trouve que c’est un peu sectaire. Il faut s’accepter, se rendre compte de qui on est, avoir conscience de l’autre, être solidaire, bien sûr, mais pas demander à l’autre d’être comme soi. Ce sont deux choses très différentes.

  • Tu es franco-malienne. Sur les questions LGBT+, le Mali n’est pas particulièrement open, même s’il ne criminalise pas l’homosexualité…

C’est vrai que la culture là-bas n’est pas aussi ouverte qu’en Europe, et c’est pas facile quand on est gay. C’est comme dans les quartiers, c’est pas quelque chose qu’on crie sur tous les toits. Mais, tu vois, pour mes amis d’enfance, ça s’est “vu” tôt, ça s’est su, et j’ai senti beaucoup de curiosité. Les questions c’était plutôt “comment t’as su que t’étais gay ?”, “t’as jamais voulu être avec une fille ?”. Mais pas forcément de jugement ou d’homophobie.

  • Aya Nakamura dans têtu·, tu penses que ça peut être un problème pour une partie de ton public ?

Pas du tout. Mon public est très ouvert ! Et puis je ne suis pas en train de dire aux gens avec qui ils doivent baiser. Ce n’est pas mon rôle. Pour moi, têtu· ça a toujours été un symbole d’ouverture d’esprit et de tolérance.

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Crédit photo : Mister Fifou / Warner

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