Jusqu'au bout de la "Noche Vita", la DJ "Muy Lesbienne" Barbara Butch nous fait danser, nous libère, nous fédère. Après sa prestation iconique à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024, on relit avec plaisir ce portrait paru dans le têtu· de n°231.
Photographie : Charlotte Abramow
Stylisme : Sophia Lang
Dans l’Ancien Régime, à la mort du souverain, la cour annonçait rapidement le nom de son successeur. Pourtant, après le décès de Régine, le 1er mai 2022, on a eu du mal à remettre tout de suite quelqu’un sur le trône de la nuit. Sa disparition a beaucoup ému Barbara Butch : “Ce n’était pas une femme parfaite, personne ne l’est. Mais elle a été une femme libre : une chanteuse, une musicienne, une entrepreneuse du monde de la nuit, une incarnation de la fête. À son époque, ce n’était pas rien !” D’ailleurs, en plein confinement, Barbara a pensé reprendre “Reine de la nuit”, l’un des titres phares de la chanteuse au boa.
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Dans le salon de Camille, sa fiancée, une aide-soignante à la voix cassée et à l’énergie communicative, la DJ lesbienne, devenue figure de proue du mouvement contre la grossophobie, interrompt sa partie de Mario Kart et nous accueille dans une brassière Calvin Klein aux couleurs de l’arc-en-ciel. Elle revient d’un week-end passé à l’opéra de Montpellier, où elle a eu carte blanche pour dépoussiérer l’institution de son image élitiste, prout-prout et, disons le, terriblement chiante. Relevant le défi, elle a invité ce qui se fait de mieux dans la nouvelle scène queer (et notamment notre chouchou Vartang) et attiré un public différent sous les arcades du bâtiment de la place de la Comédie. Mais, surtout, elle a fait remuer les derrières de toustes, y compris des plus récalcitrant·es.
DJ pour toustes
Car, aux platines, Barbara Butch semble avoir trouvé la recette pour une soirée réussie : ni trop pop ni trop pointus, ses sets ont quelque chose de magique qui transcende les cultures, les âges et les classes sociales. “À Roubaix, une jeune personne est venue me voir pour me dire : « C’est la première fois que je dansais avec des hétéros, et c’était génial ! » raconte-t-elle. Il n’y a rien de plus gratifiant pour moi, car mon but c’est qu’on arrive à se retrouver autour de la musique.” Et si une cheffe ne révèle jamais ses secrets, l’artiste a toutefois une signature désormais difficile à cacher : “Même quand je mixe de l’électro ou de la house, j’aime bien passer un Diam’s, un France Gall ou un Britney, parce que je sais que tout le monde va danser et chanter ensemble. Le temps d’une chanson, d’un moment, on est alors toustes uni·es par la pop.”
Si l’on devait faire un Barbara Butch : les origines, il faudrait prévoir des billets de train. Car Leslie – son nom à la ville – a tracé un long parcours géographique pavé d’arcs-en-ciel. La vingtaine passée, elle quitte la capitale, où elle a grandi, pour suivre l’amour à Montpellier, son point de chute – longtemps considérée comme la ville la plus gay de France –, où elle galère à trouver un boulot de serveuse. “À cause de mon poids, on me disait d’aller plutôt bosser à La Brioche dorée ou à McDo. Donc je me suis dit que j’allais m’employer moi-même.” Elle mythonne auprès d’une vingtaine de banques pour obtenir le prêt qui lui permettra d’ouvrir un restau dans un boui-boui qu’elle a repéré et qui, comme un signe, porte le même nom que l’établissement que tenait sa grand-mère.
“Si tu es LGBTQI+ et qu’une lesbienne est derrière le comptoir, tu vas entrer plus facilement : tu sais que ce sera un endroit plus accueillant qu’ailleurs.”
Un copain vient mixer pour l’ouverture du lieu, rebaptisé “L’Arrosoir”, et laisse derrière lui ses platines. Et puisque le hasard fait souvent bien les choses, il y a de l’autre côté du trottoir un magasin de vinyles. “Le mec qui tenait ça était fan de hip-hop. Il m’a fait découvrir plein de trucs et m’a appris à scratcher”, raconte-t-elle. Dès lors, la musique devient partie intégrante du lieu. “Le midi, ça m’arrivait de passer un gros Pink Floyd pour les mecs qui bossaient dans le quartier et qui venaient déjeuner. Le soir, je faisais des soirées à thème, et le dimanche je mixais les vinyles des clients, se souvient-elle. Ils mangeaient leurs grillades au feu de bois, et après on retournait les tables pour danser.”
Mais même dans cette ville réputée friendly, le succès du restaurant ne plaît pas à tout le monde. “On était assez identifié comme étant un lieu LGBTQI+. Faut dire que même si ce n’est pas écrit en gros sur la façade, si tu es LGBTQI+ et qu’une lesbienne est derrière le comptoir, tu vas entrer plus facilement : tu sais que ce sera un endroit plus accueillant qu’ailleurs”, note-t-elle. Et si Leslie a plutôt un tempérament de battante, et pavoise son bistrot aux couleurs de l’arc-en-ciel dès qu’arrive le mois de juin, l’acharnement d’une poignée de riverains aura finalement raison de son enthousiasme, trois ans après le début de l’aventure : drapeaux arc-en-ciel brisés, tags lesbophobes, dénonciations en série… “Je me suis dit qu’il était peut-être temps de clore ce chapitre”, explique-t-elle.
Elle commence alors une résidence au café Joseph, mixe dans des clubs du coin et se fait une place dans la nuit montpelliéraine. En parallèle, elle fait des allers-retours à Paris pour aider son père : “Et puis, un jour, je ne suis pas repartie.” Elle n’ambitionne alors pas de devenir la nouvelle DJ à la mode : “J’étais même plutôt persuadée qu’il n’y avait pas de place pour moi.” Elle découvre alors Les Souffleurs, bar emblématique de la rue de la Verrerie, en plein Marais. Un bar étroit, tout en longueur, dont les murs noirs sont souvent rendus moites par la chaleur des corps, nombreux, qui tentent de se frayer un chemin jusqu’au comptoir. Sur le dancefloor, au sous-sol, en cette fin des années 2000, se croisent garçons et filles, cis et trans – tout un petit monde que l’on qualifierait aujourd’hui de “queer” –, dans une ambiance de fête assez inédite à l’époque, où les lieux parisiens se divisent entre exclusivement gays et exclusivement lesbiens. Leslie a des étoiles dans les yeux. De rencontre en rencontre, et après quelques sets au Raymond Bar – aussi culte pour la quadragénaire que sa ravissante appellation – Les Souffleurs lui proposent de venir mixer : “C’était une consécration pour moi. Je devais être payée 80 balles pour la soirée, mais je m’en foutais. J’étais trop fière de mixer là-bas.”
Nuit politique
De set en set, le nom de Barbara Butch se murmure dans la nuit parisienne et arrive jusqu’aux oreilles de Zouzou, patronne du Rosa Bonheur, incontournable guinguette des Buttes-Chaumont. Barbara y expatrie sa fameuse soirée garantie 100% plaisir coupable, la Patchole, où il est préférable de revêtir du léopard, des strass ou tout autres attributs considérés par les plus snobs comme de mauvais goût. Un hommage aux cagoles du Sud, également désignées comme “patcholes”… Ou presque. “En fait, j’étais persuadée qu’on disait patchole, mais le vrai mot, à Marseille, c’est pachole ! s’amuse la DJ. Il m’est déjà arrivé d’entendre quelqu’un dire « oh là là, t’es habillé·e comme une patchole », et je trouve ça génial de savoir que c’est à cause de moi !”
Et c’est loin d’être la seule chose qu’on lui doive. Depuis plusieurs années, elle dénonce sur Instagram la grossophobie dont elle est victime ; un jour, Télérama lui offre de poser en couverture, nue, avec le titre “Pourquoi on rejette les gros”. C’est un raz-de-marée. La censure de la photo par l’algorithme du réseau social vient confirmer que la plateforme, qui a bâti son succès sur les photos de poke-bowls et la chair de corps sculptés, goûte peu aux bourrelets saillants de la reine parisienne du dancefloor. À toute chose, malheur est bon : Barbara Butch, grosse et gouine, est devenue visible, et la grossophobie fait même l’objet de sujets dans les journaux télévisés.
Mais les discriminations dont elle est souvent victime ne se limitent pas à internet. Au sein même de cette communauté que Barbara Butch fait danser toute la nuit, des violences pernicieuses s’expriment : “J’ai eu tellement d’histoires nazes parce que les meufs avaient honte de s’afficher avec moi. J’étais condamnée à être le plan cul régulier, la fille avec qui on baise mais qu’on ne présente pas à ses potes. Ça m’a fait perdre confiance en moi et ça m’a détruit le cœur.”
Heureusement, les claques qu’elle se prend dans la gueule ne suffisent pas à lui faire baisser la tête et, à 41 ans, elle s’apprête à sortir en juin son premier single, “La Noche Vita”, hymne estival et festif qui résume la philosophie de la reine de la nuit queer : “Ici c’est la Noche Vita, ici c’est une famille pour toi.” Un message à tous les lieux qu’elle a traversés et qui l’ont accueillie, un hommage à cette nuit dans laquelle “toutes les cultures se rencontrent, où chacun peut devenir ce qu’il veut, sans craindre le jugement des autres. Un endroit de libération, d’acceptation”. “J’ai toujours considéré le dancefloor comme un lieu politique. Et maintenant qu’on a passé beaucoup de temps à déconstruire, je crois que la nuit est un lieu idéal pour reconstruire quelque chose. Ensemble”, conclut Barbara en guise d’au revoir. Puisqu’on est en démocratie, on ne décidera pas unilatéralement qui portera la couronne de Régine, mais on sait déjà pour qui on va voter.
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