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interviewKarla Sofía Gascón : "J'adorerais jouer la méchante dans un James Bond"

Par Franck Finance-Madureira le 18/09/2024
Karla Sofia Gascon avec le trophée du Prix d’interprétation féminine du Festival de Cannes qu’elle a gagné avec les autres actrices du film Emilia Perez de Jacques Audiard. Le 25 mai 2024 à Cannes (France)

[Interview à retrouver dans le magazine têtu· de l'automne] Elle a bouleversé Cannes où elle a crevé un plafond de verre en devenant la première actrice trans primée par le festival. À l’affiche du nouveau film de Jacques Audiard, Emilia Perez, choisi pour représenter la France aux Oscars 2025, Karla Sofía Gascón n’a pas fini de dire sa vérité au monde.

"Je dédie ce prix à toutes les personnes trans, qui ont tant souffert. Je veux que finalement ces personnes arrivent à croire qu’il est possible de changer pour mieux. Donc, vous tous qui nous avez tant fait souffrir, il est temps aussi de changer.” En larmes, Karla Sofía Gascón bouscule le public du Palais des festivals réuni pour la cérémonie de clôture du 77e Festival de Cannes, le 25 mai. L’actrice espagnole vient de recevoir le prix d’interprétation féminine aux côtés de Selena Gomez, Adriana Paz et Zoe Saldana, pour Emilia Perez, de Jacques Audiard (De battre mon cœur s’est arrêté, Un prophète…). Elle y interprète un chef de cartel de la drogue mexicain qui transitionne et fuit sa vie de gangster.

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Karla Sofía Gascón est ainsi devenue, à 52 ans, la première actrice transgenre à recevoir le prix d’interprétation féminine du festival. Connue du public latino pour quelques télénovelas (les feuilletons sud-américains) et sa participation au film mexicain à succès Nosotros, los Nobles, elle n’avait pas tourné depuis sa transition, en 2018, hormis dans la série pour ados Rebelde, sur Netflix. Sur le toit-terrasse d’un hôtel parisien, au cours d’une journée marathon d’interviews face à une presse française conquise, la comédienne a répondu aux questions de têtu· avec un franc-parler rafraîchissant.

  • Jacques Audiard est l’un des réalisateurs français les plus récompensés, mais c’est aussi un vieux mâle cis hétéro ! Comment s’est passé le tournage ?

Je crois que j’ai travaillé avec le meilleur réalisateur français, ce qui est déjà merveilleux. C’est un génie ! Nous nous sommes beaucoup soutenus, et j’ai été une sorte de référente LGBTQI+ pour lui. Je lui ai envoyé énormément de dossiers, des écrits, des photos de moi, même nue. Ce n’était pas par exhibitionnisme, mais pour lui expliquer les choses. Même après avoir terminé le film, j’ai continué à lui écrire sur la façon que j’ai d’appréhender le monde qui m’entoure. À l’origine, son idée était d’engager un homme et une femme cisgenres pour interpréter ce double personnage, Manitas puis Emilia. Au fur et à mesure, il s’est rendu compte que c’était une erreur de choisir des acteurs cis, mais aussi de confier le rôle de Manitas à quelqu’un d’autre que moi parce qu’il a compris qu’il avait une grande actrice entre les mains et que j’étais largement capable de le faire !

  • Une grande actrice qui méritait bien le prix d’interprétation du Festival de Cannes !

Je suis repartie de la soirée très déçue, pour être totalement sincère. Bien sûr, je suis extrêmement heureuse pour mes collègues du film, Zoe, Selena et Adriana, je ne veux aucunement dénigrer leur travail qui était fantastique, phénoménal. Mais au-delà de ça, il y a comme une très légère sensation, une très légère intuition que cette décision sert à dissimuler, à atténuer quelque chose. D’une certaine façon, en diluant ce prix, j’ai l’impression qu’on a dénigré mon travail en tant qu’actrice. C’est comme si pour eux je n’étais qu’une demi-femme uniquement là pour cocher la case LGBTQI+. Je me mords la langue pour ne pas m’exprimer ouvertement sur ce sujet parce que j’ai un peu peur d’en dire trop !

  • Après ta transition en 2018, comment envisageais-tu ta carrière dans le cinéma ?

Pour être honnête, je pensais que je n’allais plus jamais travailler comme actrice. Quand j’ai fait ma transition, je croyais que ma carrière allait s’arrêter et que j’allais devoir me prostituer… Mais maintenant, après le film de Jacques Audiard, tout un monde s’ouvre à moi. On va sans doute me proposer des rôles de femmes trans, et je n’ai pas l’intention de les refuser par principe parce que je pense que j’ai une responsabilité sociale sur ce sujet.

  • Mais tu crains d’être cantonnée à des rôles de femme trans ?

J’aimerais explorer de nouvelles choses : j’adorerais me battre contre Tom Cruise ou jouer la méchante dans un James Bond ! J’adore les rôles de méchantes car j’aime les personnages loin de moi, or je suis très gentille dans la vie. (Rires.) Mon vœu, c’est que les bonnes actrices et acteurs, cis et trans, aient accès aux rôles dont ils ont envie. Mais aujourd’hui, confier les rôles de personnes trans à des interprètes cis, c’est comme quand des personnages racisés sont joués par des acteurs blancs [pratique appelée “whitewashing”]. Donc une discrimination positive est nécessaire jusqu’à ce que la situation soit normalisée.

  • Depuis ton prix, as-tu déjà reçu des propositions de rôles ?

Trois jours après la clôture du Festival de Cannes, un réalisateur oscarisé m’a proposé un rôle principal. Mais surtout, à Cannes, l’actrice espagnole Rossy de Palma, que j’ai vue applaudir comme une folle quand les lumières se sont rallumées, m’a dit que Pedro Almodóvar voulait que je gagne ce prix et qu’il souhaitait me rencontrer. Je l’ai vu lors d’une soirée il n’y a pas longtemps, il m’a prise dans ses bras et m’a félicitée. Je suis prête à tout pour travailler avec lui, même si c’est juste pour apporter les cafés sur le plateau !

Emilia Perez, de Jacques Audiard. Déjà en salles.

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Crédit photo : Loïc Venance / AFP

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