Dans un roman documenté, Emmanuelle Hutin nous rappelle la bravoure et l’inventivité avec lesquelles le couple d’artistes formé par Claude Cahun et Suzanne Malherbe a défié les Allemands à Jersey pendant la Seconde Guerre mondiale.
En couverture du livre, Claude Cahun (1894-1954) pose en veste à damier et coupe ultra-courte, le regard soutenant fixement l’objectif. L’autoportrait au miroir, produit en 1929, ne donne qu’un aperçu de ses nombreux visages, mais il laisse entrevoir la détermination d’une artiste que la seconde moitié du XXe siècle avait fini par oublier et que le XXIe salue comme l’une des figures les plus singulières de l’avant-garde parisienne. Littérature, théâtre, photographie… Cahun aime à se démultiplier. Elle aspire à une perpétuelle invention de soi et s’illustre par sa volonté peu conventionnelle d’explorer toutes les facettes de son identité. Habillé(e) en homme, en femme, cheveux longs ou crâne rasé, matelot ou haltérophile androgyne, elle se métamorphose, se dédouble dans des clichés saisissants et subtilement composés. Elle questionne les assignations, brouille les cartes. "Masculin ? Féminin ? Mais ça dépend des cas, écrira-t-elle. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours."
À la faveur des recherches entreprises en 1984 par François Leperlier, qui a depuis publié sa biographie, un catalogue raisonné et favorisé l’édition de ses écrits, cette iconoclaste reconquiert peu à peu la place qui lui est due. Une rétrospective au Jeu de Paume en 2011 et sa mise en avant dans de récentes expositions de premier plan (Pionnières au musée du Luxembourg, Surréalisme jusqu’au 13 janvier 2025 au Centre Pompidou etc.) attestent d’un intérêt renouvelé. Restait à rappeler que son goût éperdu de la liberté s’est aussi traduit par des activités de résistance : Emmanuelle Hutin, sous couvert de roman, s’y emploie efficacement.
Frères d'armes
Tout en s’autorisant le recours à l’imagination, son livre s’inspire des fragments de textes et des lettres dans lesquelles Claude Cahun et sa compagne, Suzanne Malherbe, ont raconté leurs années de guerre. Claude s’appelle, en réalité, Lucy Schwob. Juive par son père, elle est née à Nantes au sein de la grande bourgeoisie. À 15 ans, elle tombe amoureuse. Suzanne, de deux ans son aînée, est la fille de sa future belle-mère, et deviendra l’unique partenaire de sa vie. Passée par les Beaux-Arts, cette dernière embrasse également une carrière artistique et exerce ses activités de photographe et d’illustratrice sous le nom de Marcel Moore. Pour Lucy (qui n’a adopté son pseudo qu’en 1917), elle est un alter-ego, une amante, une complice de travail – elles conçoivent et créent ensemble. Mais elle sera également bientôt un "frère d’armes".
Après une vingtaine d’années à Paris où elles se rapprochent du mouvement surréaliste, les deux lesbiennes décident, en 1938, de s’établir à Jersey. Espérant échapper au vent mauvais, elles s’installent dans une ancienne ferme de granit où elles se font passer pour deux sœurs. Mais les îles anglo-normandes ne sont pas à l’abri de la guerre. Démilitarisées par le gouvernement britannique, elles tombent, dès juillet 1940 et jusqu’au 9 mai 1945, sous le joug de l’occupation allemande. Une marée vert de gris déferle sur le caillou, les officiers prennent leurs quartiers dans l’hôtel de luxe situé en face de la maison des deux Françaises. Insupportable pour Claude qui exècre toute forme de soumission. Conformément à l’une de ses maximes – "on ne saurait se décevoir" –, elle n’imagine pas rester les bras croisés.
Sa stratégie ? Creuser le lit de la révolte et inciter les troupes ennemies à se rebeller contre leur commandement. Dans la lignée de l’activisme surréaliste, elle entend s’opposer à l’asservissement patriotique, œuvrer pour l’émancipation des hommes et s’appuyer sur le pouvoir d’une poésie libératrice. Claude entreprend d’écrire des slogans hostiles à la guerre ; Suzanne, forte de sa maîtrise de l’allemand, les traduit. Ensemble, elles glissent les messages de contre-propagande dans les paquets de cigarettes ou les uniformes mêmes des soldats...
Des pacifiques condamnées à mort
Quand, au printemps 1941, la BBC encourage la population à tracer le V de la victoire sur les murs, cela fait presque un an que le tandem mène sa campagne de défaitisme révolutionnaire. Et la guérilla de papiers ne fait que commencer. Derrière les touches de sa vieille machine à écrire Underwood, et malgré une santé fragile, Claude redouble d’imagination pour créer le mirage d’une mutinerie. Des formules choc tracées au vernis sur des Reichmarks aux photomontages glissés entre les pages de magazines, tout est bon pour alimenter la paranoïa. Afin de donner l’illusion d’un réseau constitué, Le Soldat sans nom derrière lequel elle et Suzanne se planquent, inventera même un code mêlant caractères, symboles et dessins mystérieux.
Lorsque les Francs-Tireuses sont arrêtées après dénonciation, en juillet 1944, elles n’ont aucune idée de l’impact de leurs opérations clandestines. L’important était d’agir, conformément à leur morale. Tandis qu’elles sont enfermées dans la prison militaire de Saint-Hélier, leurs geôliers, sidérés, peinent à croire que ce sont ces deux Françaises un peu bourgeoises qui les narguent depuis quatre ans, alors qu’ils traquaient le(s) traître(s) dans leurs rangs. Toujours se méfier des stéréotypes…
Condamnées à mort, les accusées refusent de demander leur grâce, mais échapperont à l’exécution. En guise d’épilogue, Emmanuelle Hutin nous présente le premier autoportrait de Claude Cahun à sa libération. Le 8 mai 1945, l’insoumise pose devant la prison, un très sage fichu sur la tête et… un insigne d’aigle entre les dents. Seule la maladie, neuf ans plus tard, viendra à bout de son esprit de résistance. Depuis, le nom de Lucy Schwob figure sur une tombe du cimetière de Saint-Brélade, à Jersey. Suzanne qui s’est donné la mort en 1972, y repose à ses côtés. Comme si leur relation, en tous points fusionnelle, continuait de s’écrire sous la forme d’un éternel engagement.
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Crédit photo : Anne-Charlotte Moulard