Référence au premier grand joueur à avoir fait son coming out gay, la pièce Les Crampons, hommage à Justin Fashanu s'attaque à l'homophobie dans le football. Son metteur en scène, Ayouba Ali, nous explique la genèse et le sens du projet.
Sur la scène, un vestiaire investi par des joueurs de football évoluant en Ligue 2 qui, espèrent-ils, monteront en première division s'ils gagnent leur prochain match. L'enjeu est énorme, pas le temps de penser à autre chose qu'au ballon rond. Sauf que l'un d'eux trouve sur le sol un comprimé de PrEP… Après une rapide enquête bourrée de clichés, il arrive à la conclusion que la star de l'équipe, celui dont tout le monde loue les qualités sportives, est gay. C'est le choc ; les paroles homophobes se déversent sans honte dans le vestiaire, jusqu'à ce que l'entraîneur, mis au courant de la découverte, lâche un énigmatique et cruel "j’avais besoin de tout sauf d’un putain de Justin".
À lire aussi : L'agenda des sorties et soirées queers de novembre
Ce "putain de Justin", c'est le Britannique Justin Fashanu, le premier footballeur professionnel au monde à avoir dit son homosexualité. Les crampons, hommage à Justin Fashanu, montée par la compagnie des Hauts-de-France Diptyque Théâtre, se confronte à un sujet brûlant : l'homophobie dans le football. Ce sujet, l'autrice Mona El Yafi et le metteur en scène Ayouba Ali ont souhaité l'attaquer frontalement, avec leurs armes – celles du théâtre –, en mettant en place ce qu'ils appellent une "dramaturgie de l'absence". En effet, le protagoniste de ce drame, le footballeur outé et jugé par ses coéquipiers, n'est pas présent sur scène ; il s'est volatilisé quand il a compris que son secret avait été dévoilé.
"Cette dramaturgie de l'absence, comme dans les textes de Beckett, nous permet d'aborder la question de l'homophobie du point de vue des hétéros. Qu'est-ce qu'il se passe chez eux quand ils se rendent compte que quelqu'un qu'ils admirent, dont ils ont l'impression qu'il leur ressemble et qui ne peut donc pas être gay, l'est ?" explique Ayouba Ali à la fin de la générale, au théâtre Jean-Vilar de Saint-Quentin (Aisne), une semaine avant la première.
Justin Fashanu, un destin tragique
Flash-back. Il y a une dizaine d'années, Ayouba Ali découvre par hasard, grâce à un documentaire, le parcours du footballeur anglais Justin Fashanu, véritable star des années 1980 qui fit son coming out en 1990 dans le Sun. Le journal, conscient de la bombe qu'il a entre les mains, titre "£1m soccer star : I am gay" ("Star du foot à un million : Je suis gay"), faisant du sportif le premier footballeur professionnel à révéler son homosexualité alors qu'il est encore en activité. Les réactions sont terribles. Victime d'une intense campagne homophobe, le joueur se suicide huit ans plus tard, à l'âge de 37 ans.
"Son destin m'a interpellé d'emblée", se souvient Ayouba Ali. D'où sa proposition faite à Mona El Yafi d'imaginer une pièce sur cette histoire. Mais le projet reste en jachère de nombreuses années, l'autrice étant réticente à écrire sur l'univers du football qu'elle connaît mal. Jusqu'à ce que, ces dernières années, les polémiques autour de l'homophobie dans ce sport (notamment lorsque des joueurs ont refusé de porter un brassard pour la défense des droits LGBT) se fassent de plus en plus récurrentes et confortent Ayouba Ali dans son idée. "Le contraste entre une société occidentale qui semble aller vers plus d'ouverture, d'acceptation et de réflexion, et un milieu du sport, en particulier et surtout celui du football professionnel masculin, qui semble encore perclus dans son conservatisme et son hiératisme, nous a intéressés."
L'homophobie dans le football
Pourtant, le duo prend la direction d'une fiction, et non d'un spectacle sur la vie de Justin Fashanu. "On a très tôt su qu'on voulait partir de lui mais qu'il ne fallait pas faire un biopic." Leur création se transforme plutôt en questionnement issu de longs entretiens menés avec de nombreuses personnes gravitant autour du football – aspirants joueurs, entraîneurs, arbitres, agents, supporters, anciens joueurs... "On a voulu prendre le pouls du milieu. Quand on abordait l’homosexualité, pour la plupart des interviewés, c'était quelque chose qui n'existait pas. Et quand on insistait, beaucoup disaient que ça ne leur posait pas de problème personnel, mais que ce serait plus compliqué au niveau collectif", rappelle Ayouba Ali. Et d'ajouter : "Même s'il est davantage connu en Angleterre qu'en France, le fait que Justin Fashanu ait presque été rayé de l'histoire en dit long sur l'invisibilisation des figures LGBT au sein du sport. Et c'est encore plus étonnant parce que ce n'était pas un joueur lambda. Il a quand même été comparé à Pelé au début de sa carrière."
"Le fait que Justin Fashanu ait presque été rayé de l'histoire en dit long sur l'invisibilisation des figures LGBT au sein du sport."
Nourris ce ces échanges, Mona El Yafi et Ayouba Ali décident d'installer leur récit "dans un club de Ligue 2, aujourd'hui en France, avec une situation qui peut ressembler à celle qu'a connue à son époque Justin Fashanu". Avec cette pièce "à la démarche clairement militante", ils cherchent donc, en quelque sorte, à réparer l'histoire. Car s'il pose sur le plateau des situations et des échanges violents, à travers notamment le personnage du frère du héros incapable dans un premier temps d'accepter l'homosexualité de celui qui est aussi son coéquipier, le duo tente, à son échelle, de déconstruire l’homophobie de la société. "Le statut de sport universel qu'a le football fait que tout ce qui s'y passe a des répercussions sur la société."
Dans son texte, Mona El Yafi interroge ainsi le vocabulaire utilisé par les amateurs de football, ces fameuses insultes homophobes qui seraient pour certains du folklore pas bien méchant, et évoque également le racisme (le personnage principal de sa fiction est d’origine asiatique) et le machisme. "Alors qu'on voit que politiquement, ça devient compliqué, c'est important de continuer à parler de ces sujets et de ne surtout pas laisser tomber ces luttes", affirme Ayouba Ali, soucieux de tout de même porter un message d'espoir. À l'image de la fin du spectacle, "une espèce d'utopie" qui tranche avec la réalité qu'a subie Justin Fashanu il y a trente ans.
>> Les Crampons, hommage à Justin Fashanu – Le 14 novembre au théâtre Jean-Vilar, Saint-Quentin (Aisne) – Les 21 et 22 novembre à La Manekine, Pont-Sainte-Maxence (Oise) – Le 3 décembre au Safran, Amiens (Somme) – Le 5 décembre au Vivat, Armentières (Nord) – Le 18 mars au Théâtre de Suresnes Jean-Vilar (Hauts-de-Seine)
À lire aussi : "Plus de tabou ni de honte" : Antoine Dupont en une de têtu· contre l'homophobie
Crédit photo : Julien Barillet