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interview"Plus de tabou ni de honte" : Antoine Dupont en une de têtu· contre l'homophobie

Par Thomas Vampouille le 17/06/2024

[L'interview d'Antoine Dupont est à retrouver dans le magazine têtu· de l'été] "Plus de tabou ni de honte" : en plein dans sa préparation pour les Jeux olympiques de Paris 2024 en rugby à sept, la star du Stade toulousain et du XV de France Antoine Dupont a pris le temps de venir affirmer les valeurs d’inclusion de l'Ovalie : contre l'homophobie, souligne-t-il, "c’est aussi notre responsabilité, à nous les joueurs, de parler".

Interview Thomas Vampouille
Photographie Christopher Barraja pour têtu·

À seulement 27 ans, Antoine Dupont, le joueur star du Stade toulousain, multiple champion de France et d’Europe en rugby à XV, déclenche la joie des foules où qu’il aille. Comme en janvier sur la scène des Enfoirés qui, en vue des Jeux olympiques, avaient composé une chanson spéciale en son honneur : “Notre unique chance de médaille, c’est notre Antoine Dupont, c’est lui le grand champion à la maison…” C’était vachard pour les autres athlètes, mais le public a compris le second degré et le message : le natif des Hautes-Pyrénées est de la classe d’un Kylian Mbappé, un nouveau héros français. D’autant qu’à son talent, le garçon ajoute l’humilité d’un sportif qui n’a pas peur de se mettre en danger. Élu meilleur joueur du monde en 2021 (seuls deux joueurs français, Fabien Galthié et Thierry Dusautoir, ont eu ce titre avant lui), le voilà qui débute en rugby à sept pour porter les couleurs de la France aux JO de Paris. Et qui accepte, chicissime, d’interrompre pendant quelques heures sa préparation de forçat pour parler à têtu·.

Quand on travaille sur les questions d’inclusion, le rugby est un milieu qui fait du bien à regarder. Il y a déjà ses fières équipes, comme Les Gaillards, sacrés fin mai champions du monde à la Bingham Cup, la plus grande compétition de rugby amateur au monde, organisée par l’International Gay Rugby. Ou Les Coqs festifs, qui en 2023 ont brillamment porté les valeurs de leur sport dans l’émission Drag Race France. Il y a aussi la Ligue nationale de rugby (LNR), qui a lancé depuis 2020 le programme “Plaquons l’homophobie”. Outre une journée de championnat dédiée à cette cause en mai, elle a compris que pour changer les esprits, il faut travailler toute l’année. Depuis un an, elle s’est engagée dans une tournée de ses 30 clubs professionnels pour y tenir des ateliers de parole animés par l’équipe de têtu·connect (la structure adossée à la marque têtu· qui accompagne les entreprises dans leurs programmes et stratégies d’inclusion). Objectif : sensibiliser plus de 1 .500 joueurs mais aussi les présidents de club, les jeunes des centres de formation, etc.

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C’est l’essai que le football n’arrive pas à transformer : il est inutile d’imposer aux joueurs de porter des messages d’inclusion si un échange n’a pas été initié avec eux pour les embarquer avec nous. Comment imaginer en effet sortir du placard si, à longueur d’année, on entend dans les vestiaires des blagues homophobes, voire pire ? “Pour faire passer le message aux joueurs, on explique que quelqu’un qui ne peut pas vivre son orientation sexuelle dans la vie de tous les jours sera moins performant et donc toute l'équipe en pâtit”, souligne Emmanuel Eschalier, directeur général de la LNR. L’expérience le montre : quand un joueur est out, c’est la mentalité de toute sa famille, y compris de cœur, qui évolue. Ainsi l’homosexualité est-elle devenue un non-sujet au Rouen Normandie Rugby (RNR) depuis que Jérémy Clamy-Edroux y a fait son coming out pionnier en 2021. Reste à convaincre les joueurs hétéros que la lutte contre les haines – homophobes comme racistes – relève également de leur responsabilité. Alors merci Antoine, merci la LNR, et vive le sport qui inclut !

  • Tu as fait tes premiers pas dans le rugby à sept en janvier. Tu le gères comment, ton double statut de star et de débutant ?

Antoine Dupont : Je ne partais pas de zéro, mais je suis en quelque sorte redevenu un “rookie”, un bleu. C’est en tout cas l’état d’esprit avec lequel j’y suis allé. Je pense que c’est ce que mes coéquipiers ont apprécié : j’intégrais une équipe qui avait déjà performé, qui jouait depuis plusieurs années ensemble, donc il fallait que je m’imprègne de tout ça, que je me nourrisse de leur savoir, de leur expérience. Il a fallu s’adapter vite, parce qu’il y avait des attentes. Je devais être performant dès le premier tournoi.

  • Tu t’habitues bien ? Ça change beaucoup, niveau jeu, par rapport au rugby à XV ?

C’est le même sport, mais il y a néanmoins beaucoup de différences. Au lieu de jouer 80 minutes, on fait des matchs de deux fois sept minutes, dans des tournois de cinq ou six matchs étalés sur trois jours. C’est complètement différent par le rythme et les efforts physiques que ça nécessite. Tu cours surtout plus vite, et il y a beaucoup plus de courses à haute intensité et sur des longues distances, ce qui arrive assez peu dans le rugby à XV. Donc il faut habituer son corps à répéter les efforts et les matchs ; il peut y en avoir deux ou trois par jour, pendant trois jours, c’est ça qui est dur. La dernière journée, on ressent bien qu’on a joué les deux premières ! Les réflexes nécessaires, les phases techniques, les espaces et les principes de jeu sont aussi très spécifiques. Ça nécessite pas mal de temps d’adaptation.

  • “La France fait un peu plus peur”, a déclaré l’entraîneur des Bleus, Jérôme Daret, après votre victoire au tournoi de Los Angeles face aux États-Unis. Tu le sens ?

Je pense que toutes les équipes savent maintenant qu’on est capables de gagner un tournoi, mais aussi de gagner face à n’importe quelle équipe. Avant cette victoire à Los Angeles, on a été capables de faire des gros matchs, de battre les meilleures nations, mais ça restait des épiphénomènes et on avait du mal à être bons dans la durée. Or c’est nécessaire pour gagner un tournoi, puisqu’il faut être bon sur trois jours. Donc maintenant qu’on a réussi à le faire, c’est un cap psychologique pour l’équipe mais aussi pour les adversaires.

  • C’est parce que les Jeux ont lieu en France que tu as voulu te lancer ce défi olympique, qui te sort de ta zone de confort ?

Que Paris accueille les Jeux olympiques a été le gros moteur de ce challenge. Mais c’est aussi tombé à un moment de ma carrière où j’avais besoin de quelque chose de nouveau, de sortir en effet de ma zone de confort, de me mettre en danger. Un nouveau challenge, c’est hyper excitant pour moi. Découvrir tout un nouveau milieu, des nouveaux coéquipiers, un nouveau système, ça m’a fait beaucoup de bien et je pense que ça m’a épanoui dans mon rugby.

  • Tu as décidé de mener de front la préparation aux JO à sept sans pour autant faire une croix sur ta seconde partie de saison avec Toulouse : tu n’as pas peur d’arriver en juillet sur les rotules ?

On essaie de faire au mieux avec les deux staffs pour que je sois dans les meilleures conditions possibles. Dès janvier, il y a eu beaucoup d’échanges avec celui de l’équipe de France. À partir de février, même si je continuais avec le Stade toulousain, je faisais des petits extras pour me préparer aux exigences du rugby à sept. Depuis, j’ai enchaîné beaucoup de matchs avec le club, mais j’ai quand même pu faire une semaine de stage avec l’équipe de France à sept, où j’ai pu trouver mes repères. J’ai des standards à atteindre sur des hautes vitesses et des hautes intensités, Donc je me rajoute des objectifs chaque semaine. Physiquement, ça va être dur jusqu’à la fin juillet, mais j’ai un objectif en ligne de mire et je me reposerai après !

  • Aux deux footballeurs en activité qui ont accepté de faire la une de têtu· (Olivier Giroud et Antoine Griezmann), on avait posé une question : “Tu penses que tu vas te faire chambrer ?”

Je pense que ça va m’arriver. Mais justement, il faut qu’on passe au-dessus de ça et qu’on n’ait pas peur des réflexions parce qu’on veut simplement aider à arrêter l’homophobie dans notre sport. Je suis très détendu avec ça, c’est pourquoi j’ai immédiatement accepté tout en sachant que j’allais sûrement me faire chambrer un peu derrière. Tant que le message a un impact, c’est le principal. D’ailleurs, le chambrage fera encore plus parler de l’article, tant mieux ! (Rires.)

  • Qu’est-ce qui t’a décidé à faire têtu· ?

Ce sont les valeurs que prône le journal, d’inclusion et d’ouverture, qu’on a besoin de promouvoir encore plus dans le rugby. Le seul joueur français out en activité, c’est Jérémy Clamy-Edroux. Et je doute fort qu’il n’y ait qu’un seul gay sur les terrains ! Donc le but c’est que tous les joueurs se sentent bien avec leur sexualité et acceptés des autres. Et ça devrait être le cas pour tous les sports collectifs. Même si le rugby peut être vu comme macho, on est très ouverts d’esprit, et aujourd’hui je pense qu’on est tous capables d’accepter les orientations sexuelles des uns et des autres. Alors il faut vraiment le répéter, communiquer dessus, pour que chacun se sente définitivement à l’aise avec ça.

  • Dans un sondage réalisé par la LNR en 2020 au sein des 30 clubs de rugby pro, 95% des répondants disent que c'est un sport du vivre-ensemble, mais 75% reconnaissent qu’il est encore difficile d'y parler d’homosexualité. Comment expliques-tu ce hiatus ?

Je pense que les craintes qu’il y a encore, c’est d’être stigmatisé mais aussi catalogué, c’est-à-dire de n’être plus vu que par son orientation sexuelle et qu’on oublie le sportif derrière. Je comprends que ça puisse être un frein pour les personnes concernées. Gareth Thomas a été le premier joueur out au niveau mondial, mais il a quand même attendu la fin de sa carrière pour faire part de son orientation sexuelle. En regardant ses interviews, je me suis mis à sa place et je me suis imaginé le mal-être qu’avait pu ressentir ce gars. Donc je me dis que c’est aussi notre responsabilité, à nous les joueurs, coéquipiers ou adversaires, de parler et de montrer qu’il n’y a pas de problème pour nous, qu’on accepte tout le monde. On doit tous se sentir épanouis dans notre sport mais aussi dans notre vie personnelle.

  • Tu pratiques le rugby depuis l’âge de 4 ans. Tu as déjà assisté à des manifestations d’homophobie, dans les tribunes ou les vestiaires ?

On entend toujours certaines expressions, on les connaît, qui peuvent être des insultes ou juste lâchées pour plaisanter. Parce qu’on assimile encore le rugby, qui est un sport de force, de combat, à ce côté un peu macho où il faut être un homme, “un vrai”. Mais aujourd’hui, je pense qu’on a dépassé tous ces carcans-là, et qu’il faut qu’on soit capables d’être ouverts dans notre façon de penser et de communiquer. Parce que ces petites blagues, s’il y a un gay dans notre équipe et qu’il les entend, on se doute que ça ne va pas l’aider à parler et à faire son coming out. Donc même quand ces propos ne sont pas tenus dans un but malveillant, on a une responsabilité, il faut faire attention à ce qu’on dit.

  • Tu as déjà échangé avec des joueurs qui n’osent pas dire leur homosexualité ?

Non justement, jamais, que ce soit dans mon entourage ou autre, ça ne m’est jamais arrivé. C’est ça aussi qui me pousse à communiquer là-dessus, parce que ceux qui le cachent doivent mal le vivre. Il faut leur dire qu’il n’y aura aucun souci. Je pense que les mentalités sont prêtes, donc il faut qu’on le proclame haut et fort.

  • Dans ton équipe, ça passerait crème ?

J’en ai discuté avec mes potes dans le vestiaire, je suis sûr que ça ne poserait aucun problème qu’un joueur de l’équipe fasse son coming out. C’est sûr que ça surprendrait au début, mais c’est un exemple qui porterait ses fruits. C’est ce qu’il s’est passé dans l’équipe de Jérémy Clamy-Edroux, à Rouen : ils ont compris d'expérience qu'un coéquipier out, ça ne change absolument rien dans les vestiaires et sur le terrain. Le sport libère les esprits. Après c’est facile à dire quand on n’est pas concerné, donc à nous de faire savoir que c’est OK.

  • La LNR accompagne les clubs de Top 14 et Pro D2 dans leur lutte contre l’homophobie. Que penses-tu de la démarche ?

C’est bien qu’il y ait des actions et des animations sur le sujet, mais c’est bien que nous aussi, les acteurs principaux du championnat, on prenne un peu plus les choses en main sur cette communication-là, et qu’elle soit régulière, verbale et vraiment sans ambiguïté. C’est aussi notre responsabilité de joueurs.

  • Dans le foot on commence à interrompre les matchs en cas d’insultes racistes ; pour l’homophobie c’est plus compliqué… Tu en penses quoi ?

C’est sûr que le foot est beaucoup plus touché par le racisme, on entend régulièrement ce genre d’affaires. C’est bien qu’il y ait des réactions ou des actions fortes. Je n’ai jamais directement entendu des insultes homophobes sur le terrain, mais s’il y en a, ou d’autres manifestations d’homophobie, c’est sûr qu’il faut marquer le coup pour montrer qu’on soutient toutes les communautés et qu’on ne cautionne en aucun cas quelque injure que ce soit.

  • Et comment tu expliques justement que dans le rugby, malgré la culture qui peut être macho, on entende moins que dans le foot des chants injurieux dans les stades ?

C’est une bonne question. Je pense qu’on a la chance, dans le rugby, d’avoir des supporters qui sont bienveillants, la plupart du temps, et cet esprit de camaraderie. Il y a beaucoup de rivalité pendant le match, mais à la fin on voit souvent des supporters d’équipes adverses aller boire des coups et faire la fête ensemble. Et ça, c’est quelque chose qui se perpétue et qui se vérifie aussi sur le terrain. À la fin du match, on redevient de simples hommes, et c’est ça qui compte au fond.

  • Le rugby, tu le disais, est un sport encore associé à beaucoup de clichés sur la virilité : c’est une pression que tu as déjà ressentie, de devoir absolument montrer que tu es “un homme, un vrai” ?

C’est toujours ça, oui : un homme doit être fort, viril, et forcément aimer les filles, voire plein de filles, alors qu’on sait très bien que ça n’a rien à voir avec la virilité. Moi je n’ai pas vraiment ressenti cette pression-là, mais je me mets à la place d’une personne gay qui, chaque fois qu’on entend tous ces stéréotypes, va au contraire avoir envie de se recroqueviller au lieu de s’ouvrir et de communiquer. Je comprends que ça puisse être oppressant pour quelqu’un qui découvre son orientation sexuelle.

  • Du haut de tes 27 ans, ça veut dire quoi, pour toi, être un homme aujourd’hui ?

C’est propre à chacun, mais je pense qu’il faut juste arriver à être aligné avec soi-même, et aussi être à l’aise avec sa sensibilité et sa part de féminité. Chacun a une façon d’être un homme qui est propre à lui, et quelle qu’elle soit, il faut arriver à ce qu’il n’y ait plus de tabou ni de honte.

  • Quels athlètes ont été tes modèles en grandissant, ou t’inspirent aujourd’hui ?

Quand j’étais petit j’étais évidemment fan de rugby, et donc du Stade toulousain, du coup Frédéric Michalak était mon idole. C’était un peu la première star de ce sport, qui je pense a inspiré beaucoup d’enfants. Plus récemment, dans le tennis, on a Federer et Nadal chez les garçons, ou Serena Williams chez les filles : quand on voit leurs parcours, c’est hyper inspirant pour n’importe quel athlète – j’ai envie de dire, pour n’importe qui tout court !

  • On a été sages sur le shooting pour têtu· mais tu as déjà été bien plus audacieux en posant torse nu pour le calendrier des Dieux du stade en 2020

C’était un ami qui avait repris la direction artistique du calendrier, l’ancien joueur du XV de France Yoann Maestri, avec son frère Marco [le mari du styliste Jacquemus]. J’avais joué avec lui à l’époque, donc j’étais dans un climat de confiance et je me suis dit que c’était cool de le faire pour l’expérience. Mais je n’étais quand même pas trop dénudé, d’autres ont été bien plus détendus que moi, comme Frédéric Michalak ! C’était un symbole de participer aux Dieux du stade, même si je l’ai fait tout en sobriété.

  • Au fait ça vient d’où ton surnom de “ministre de l’Intérieur ?

Il n’y a aucune connotation politique ! C’est juste qu’une fois j’avais marqué deux essais sur un match où j’étais positionné à l’intérieur, donc j’avais mis sur Instagram un post “ministère de l’Intérieur”, et depuis c’est resté.

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