cinéma"Crossing Istanbul" de Levan Akin : "La Turquie est un pays conservateur, mais aussi de résistance"

Par Franck Finance-Madureira le 02/12/2024
Akin Levin, réalisateur de "Crossing Istanbul"

Pour retrouver sa jeune nièce trans disparue, une prof d'histoire à la retraite quitte la Géorgie pour la Turquie. Le réalisateur suédois Levan Akin a réussi à tourner Crossing Istanbul dans ces deux pays, malgré l'homophobie ambiante.

Son précédent film, Et puis nous danserons, en 2019, racontait l'histoire d'un jeune danseur homosexuel intégrant le ballet national de Géorgie, où il tombait amoureux de l'un de ses camarades. Avec Crossing Istanbul, le cinéaste suédois Levan Akin retourne en Géorgie, d'où sont originaires ses parents, pour raconter une histoire atypique : celle d’une prof d’histoire à la retraite et d’un jeune garçon qui quittent leur pays pour retrouver la nièce transgenre de la vieille dame dans Istanbul, en Turquie. Le film, sensible et réussi, dresse un portrait passionnant et inédit de différentes communautés, mais aussi de la cité stambouliote.

À lire aussi : Daniel Craig trop "Queer" pour la Turquie, un festival de cinéma annulé

  • Comment vous est venu l'inspiration pour l'intrigue de Crossing Istanbul ?

Quand je travaillais sur Et puis nous danserons, j’ai rencontré pas mal de travailleurs et travailleuses du sexe qui s’apprêtaient à quitter la Géorgie pour aller à Istanbul. Cela m’a rendu curieux, et j'ai entendu parler d'un grand-père qui soutenait activement sa petite-fille trans. C’était une histoire douce, qui faisait chaud au cœur et qui racontait le soutien indéfectible du vieil homme à cette jeune fille rejetée par le reste de sa famille. Alors que tout le monde s’interrogeait sur ses motivations, le grand-père a simplement répondu : "C’est ma petite-fille et je l’aime !" C'est cette belle histoire que j’ai eu envie d’explorer et de raconter dans ce film, tout en sachant à quel point aborder les sujets LGBTQI+ en Géorgie est plus compliqué que jamais.

  • Comment s’est déroulé la sortie de votre précédent film en Géorgie ?

Et puis nous danserons n’a tenu que trois jours à l’affiche, puisque nous avons dû le retirer devant les protestations. C’était malheureusement devenu trop dangereux de maintenir son exploitation en salles, mais je sais qu'il a circulé sur les réseaux sociaux et que de nombreuses personnes sont quand même parvenues à le voir… Les retours ont été extrêmement positifs et pas uniquement ceux de la communauté queer. Lors de la première de Crossing Istanbul, au festival de Berlin, de nombreux Géorgiens étaient présents dans la salle. Je m’en suis rendu compte durant les questions-réponses qui ont suivi la projection. Ils m’ont beaucoup parlé d’Et puis nous danserons, et m'ont beaucoup remercié.

  • Avez-vous pu tourner en Géorgie les premières scènes de Crossing Istanbul ?

Nous avons réussi à tourner cinq jours à Batoumi, en Géorgie, sur la mer Noire. C’est la deuxième plus grande ville du pays, dans la région autonome d’Adjarie, dont est originaire la moitié de ma famille. Cette ville est assez fascinante, elle est sur la Route de la soie et très proche de la Turquie. J’avais très envie d’explorer et de montrer dans le film les relations entre ces territoires et ce pays.

  • Comment avez-vous construit ce duo entre une vieille prof d’histoire un peu revêche et un jeune homme un peu perdu ?

Lors de la sortie de mon précédent film, on a beaucoup opposé les générations, les héritiers de l’ère soviétique et les plus jeunes, qui seraient plus aptes à adopter un point de vue occidental sur les sujets LGBTQI+. Je voulais, en réaction, montrer deux générations qui s’entraident, montrer qu'avoir une personne proche concernée peut faire évoluer une perception, qu’on peut vivre selon une certaine tradition mais s’ouvrir à une forme de modernité. Tous les personnages du film sont, chacun à leur façon, des victimes à la fois du patriarcat et du capitalisme, qui se confondent parfois à mes yeux.

  • On voit bien, quand le film s’installe à Istanbul, comment chaque communauté fonctionne et soutient les siens : les travailleuses du sexe, les LGBTQI+ mais également les Géorgiens d’Istanbul…

Je me souviens comment mon père accueillait ses compatriotes géorgiens en visite en Suède quand j’étais enfant. Il les traitait comme s’ils étaient de la famille même quand nous ne les connaissions pas ! Les Géorgiens se soutiennent beaucoup hors de leurs frontières.

Et Istanbul est vue par les différentes communautés de la région comme une ville de liberté. J’y ai rencontré de nombreuses personnes queers d’Arménie, d’Azerbaïdjan, de Syrie, de nombreux réfugiés qui ont dû quitter leur pays. C’est une ville où vous pouvez trouver votre propre communauté. La Turquie est un pays conservateur, mais c’est aussi un endroit de résistance et de résilience. La communauté queer y est extrêmement forte, elle est fière et ne se laisse pas faire, surtout à Ankara, la capitale, et à Istanbul.

  • Votre travail de recherche dans les communautés queers d’Istanbul a-t-il fait évoluer le scénario, les personnages que vous aviez en tête ?

Bien sûr, et j’ai rencontré des personnes fantastiques et qui sont presque toutes présentes dans le film, que ce soit derrière ou devant la caméra. Quand je fais des films, j’aime aller au bout de ma curiosité, découvrir, explorer et apprendre. C’est la partie presque documentaire de mon travail. Vous rencontrez des gens et devenez une part importante de leur vie pendant le temps du tournage. Vous les voyez vivre, et cela permet de capturer une vérité. Crossing Istanbul est d'ailleurs assez néoréaliste dans sa façon de mélanger des amateurs et des acteurs dans des lieux existants.

Le personnage d’Evrim, l’avocate trans, est construit à partir de plusieurs femmes rencontrées au cours de mes recherches, et qui m’ont nourri. Elle s’est ajoutée à l’intrigue pour devenir un des personnages essentiels du film. C’était le tout premier rôle de Deniz Dumanli qui, maintenant, passe des essais pour de grosses séries en Turquie…

>> Crossing Istanbul, de Levan Akin. En salles.

À lire aussi : Les 8 séries LGBT+ qu'il fallait voir cet automne

Crédit photo : Haydar Taştan

cinéma | culture | Turquie | rencontre | interview