Réalisé par Billy Wilder en 1959 avec Marilyn Monroe, le film Certains l'aiment chaud a marqué l’histoire du cinéma, autant par son génie comique que par son propos queer avant-gardiste. À voir ou à revoir ce lundi sur Arte en première partie de soirée.
Chicago, 1929. En pleine prohibition, le saxophoniste Joe et le contrebassiste Jerry survivent en donnant des concerts dans des bars clandestins. Témoins gênants d’un règlement de compte mafieux, les deux hommes décident de se travestir pour accéder à un job de plusieurs semaines en Floride, au sein d’un orchestre exclusivement féminin. Joe (Tony Curtis) devient Josephine (Jack Lemmon) et Jerry se transforme en Daphne. Dans le train qui les emmène à Miami, les deux musiciens font la connaissance des membres du groupe “Sweet Sue and her Society Syncopators”, dont Sugar Kane (Marilyn Monroe), une très belle chanteuse et joueuse de ukulélé…
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Basé sur l’intrigue du film français Fanfare d’amour (1935), et coécrit par le duo Billy Wilder et I.A.L. Diamond, Certains l’aiment chaud s’inscrit dans l’héritage de la comédie loufoque des années 1930/40, des comédies de mœurs burlesques aux dialogues rapides, les comédiens se renvoyant la balle avec agilité. Derrière la farce légère, le film réalisé par Billy Wilder dévoile toute l’artificialité des stéréotypes de genre. Il met en scène des personnages attachants et codifiés queer à une époque où l’homosexualité est encore réprimée.
Un couple de musiciens inséparable
La première partie du film s’attache à dépeindre la relation entre les deux amis. Joe l’impulsif embarque Jerry l’angoissé dans tous ses plans foireux pour gagner de l’argent facile, tandis que ce dernier râle, mais finit toujours par le suivre. Derrière leurs engueulades de vieux couple, une profonde affection unit les deux hommes qui prennent soin l’un de l’autre, affrontent les obstacles de la vie ensemble et s'avèrent également assez proches physiquement. D'ailleurs, lorsqu'ils se travestissent, ils se déshabillent et jouent ensemble avec leurs faux seins. Dans une autre scène, Tony Curtis apparaît en tenue masculine de marin, avec les boucles d’oreilles appartenant à son alter-ego féminin qu’il a oublié de retirer. L’espace d’un plan, son look convoque un imaginaire gay.
Le comportement de Jerry et de Joe ne répond pas aux codes de la masculinité traditionnelle, illustrée dans le film par les personnages de policiers et de mafieux. Jerry est indéniablement le personnage le plus codifié gay, autant dans sa gestuelle que dans l'enthousiasme qu'il met à l’idée de se travestir (l’idée vient de lui) et de laisser s’épanouir sa part de féminité.
De La Corde (Alfred Hitchock, 1948) à La Rumeur (William Wyler, 1961), quand les personnages principaux d’un film de l’âge d’or hollywoodien sont codifiés queer, ils sont torturés, malveillants, violents, voués à tuer ou à être tués. En proposant des personnages principaux codifiés gay aimables, ni anges ni démons, Certains l’aiment chaud a fait figure de précurseur dans la représentation LGBTQI+ au cinéma.
Drag et performances de genre
Alors qu’ils adoptent respectivement leur personnage drag, Jerry et Joe se répètent : "Je suis une fille, je suis une fille, je suis une fille". Un peu plus tard dans le film, alors que Jerry peine à sortir de son personnage de Daphne, il se répète : “Je suis un garçon, je suis un garçon, je suis un garçon”... Trente ans avant la publication de Trouble dans le genre de la philosophe Judith Butler, pour qui "la réalité du genre est créée par des performances sociales ininterrompues", Certains l’aiment chaud semble vouloir le démontrer par l’image. Josephine et Daphne découvrent les aléas de la performance de genre féminine, comme le port des talons hauts ("Comment marchent-elles avec ces trucs ?" s’exclame Jerry) et les robes très ajustées. Elles font aussi l’expérience d’être perçue comme une femme dans l’espace public. "Je me sens nue. Et j’ai l’impression que tout le monde me regarde" lance Jerry, énervé, sur la voie du train qu’ils s’apprêtent à prendre. Un nouveau personnage fait alors son apparition.
Blonde platine, trottinant sur ses talons, moulée dans sa tenue, Marilyn Monroe, alias "Sugar Kane" (ce patronyme très drag est un jeu de mot avec "sugar cane" qui veut dire "canne à sucre"), est la troisième drag queen du film ! Elle performe le genre féminin, que ce soit dans son apparence, dans ses morceaux musicaux (le fameux "I wanna be loved by you") et jusqu’à son humour camp de belle blonde (faussement) stupide. Drôle, sexy et émouvante, Marilyn Monroe incarne une femme moderne, à l’orée de la révolution féministe des années 70. Célibataire et bonne vivante, elle se lamente de ne tomber amoureuse de que de mauvais garçons… et ne peut évidemment que s’entendre avec nos deux travestis.
Le trouble dans les attirances apparaît aussi avec ce personnage, qui se rapproche innocemment de Daphne dans sa couchette de train, ou que Josephine embrasse à la fin d’un concert à Miami. Le public sait que derrière les déguisements se cachent des personnages masculins, mais ces scènes codifiées lesbiennes laissent la place à une intimité entre des personnes de même genre.
Certains l'aiment queer friendly
Analysé avec les lunettes de notre société contemporaine, Certains l’aiment chaud n’est pas exempt de maladresses. On pense aux mensonges de Joe, qui se crée une troisième identité, celle de Junior, un millionnaire impuissant, dans le but de séduire Sugar. La scène du train durant laquelle Jerry et Joe doivent réfréner leurs envies de sauter sur ces demoiselles reflètent le regard masculin de l’époque, et a plutôt mal vieilli ! D’un autre côté, le film se montre avant-gardiste quand Joe et Jerry se travestissent et découvrent la domination masculine. Furieuse, Daphne explique à Josephine qu’elle s’est fait pincer les fesses dans l’ascenseur de l’hôtel par un soupirant. "Maintenant, tu sais comment l’autre moitié vit", conclut Joe.
Si Joe performe son alter-ego féminin avec conviction (on adore sa moue de peste et ses “mmmmh”), il tient Josephine à bonne distance de son identité de genre, masculine. En revanche, Jerry montre des signes de fluidité de genre, voire de transidentité. Lui s’épanouit dans la peau de Daphne. Après avoir passé une nuit à danser le tango avec Osgood Fielding III, un (véritable) millionnaire, Daphne rêvasse sur son lit, tout à son nouveau bonheur. Elle confie à Joe être fiancée ! Ce dernier lui rappelle alors qu’il est un homme. Daphne, en pleine dysphorie de genre (un état de détresse vécu par les personnes trans, dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe attribué à la naissance), se répète :"Je suis un garçon, je suis un garçon, je suis – j’ai envie de mourir. Je suis un garçon." Dans la même scène, Joe demande à son ami, de façon candide : "Pourquoi un homme voudrait se marier avec un homme ?" Jerry/Daphne lui répond du tac au tac : "La sécurité" ! Elle a complètement intégré les préoccupations féminines, dans un monde où les hommes tiennent les cordons de la bourse.
La mort du Code Hays
En 1959, l’année de sortie de Certains l’aiment chaud, le Code Hays était toujours en vigueur, bien qu’en perte de vitesse. Mis en place en 1930 par le sénateur William Hays, président de la Motion Pictures Producers and Distributors Association (MPPDA), association qui représente les plus grands studios hollywoodiens de l'époque, il interdisait de montrer dans les films hollywoodiens de la nudité, des scènes de sexe, d’adultère ou de viol, mais aussi des amours interraciaux ou homosexuels, etc.
Violence, sexualité, travestissement… Avec ses thèmes, Certains l’aiment chaud brisait allègrement les interdits du Code Hays, et n’a donc pas reçu sa validation. Censuré par le Kansas et condamné par la Catholic League of Decency (Ligue pour la vertu), le film de Billy Wilder n’en est pas moins devenu un immense succès, rapportant 49 millions de dollars au box-office. Succès public mais aussi critique, le film est nommé six fois aux Oscars et remporte celui des meilleurs costumes. Un an après la sortie de Certains l’aiment chaud, un ponte de la Motion Picture Association (MPA) suggère de remplacer le Code Hays par un système de classement des films, qui verra le jour 1968.
Contribuant à la fin de l’autocensure à Hollywood, Certains l’aiment chaud a aussi accompagné les premiers mouvements des droits civiques des homosexuels, qui apparaissent dans les années 1950, et est considéré comme l’un des meilleurs films (queers) de tous les temps.
>> Certains l'aiment chaud, ce lundi 30 décembre à 20h55 sur Arte
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Crédit photo : Ashton Productions