[Reportage à lire dans le magazine têtu·] Pour protéger les femmes trans des agressions en prison, l'administration pénitentiaire les regroupe dans des quartiers séparés. En sûreté, elles sont aussi isolées et coupées de la plupart des activités de l'établissement. Nous leur avons rendu visite à Fleury-Mérogis.
Photographie : Geoffroy van der Hasselt/AFP pour têtu·
À une trentaine de kilomètres au sud de Paris, le ciel chargé de gris se confond avec le béton du centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, dans l'Essonne. L'horizon morne, sinistre, est serti de grillages et de barbelés. On est bien loin de l'hôtel 5 étoiles que se plaisent à décrire des politiciens de droite. Ici, tout est triste, jusqu'aux regards des quelques mères, compagnes et sœurs – il n'y a pas d'homme – venues de loin quémander fidèlement quelques minutes avec leur taulard. En file indienne devant la petite porte d'entrée, elles avancent, autorisation à la main, dans un silence évocateur d'une habitude fatiguée, présentant leur pièce d'identité à des surveillants peu loquaces mais qui forcent leur politesse pour masquer la froideur des règles.
À lire aussi : Dossier : la transphobie nous attaque toustes
Devant une tasse de café-filtre, Renaud Lassince, directeur adjoint de la prison lors de notre visite au printemps, ancien commercial d'une entreprise de pompes funèbres et aujourd'hui sous-préfet du département de l'Indre, commence son exposé : "Il faut prendre conscience d'une chose, si les détenues trans étaient mélangées avec les autres, ça créerait une tension énorme. Et quand je parle de « tension », je veux dire de la violence." D'autant, explique-t-il, que "l'affectation se fait en fonction de l'état civil". Or ici, les détenues sont très majoritairement étrangères, originaires principalement d'Amérique latine, pour la plupart sans papiers, et leur état civil mentionne leur genre assigné à la naissance. C'est donc dans le bâtiment des hommes qu'elles sont logées. "Si elles étaient avec les femmes, il y aurait des difficultés en raison des fouilles, reprend Renaud Lassince. Je ne peux pas demander à une surveillante de fouiller une personne avec un sexe d'homme, si ?"
Isolement chez les hommes
Afin d'assurer néanmoins l'indispensable apaisement du plus grand centre fermé de l'Union européenne (140 hectares), où s'entassent 4.335 détenus (94% sont des hommes) pour 3.015 places, gardés par 1.700 agents, il a été décidé de déplacer les femmes transgenres à part, au sein du quartier sécurisé du bâtiment D3. Celui-ci accueille les détenus placés à l'isolement, comme jusqu'à récemment Salah Abdeslam, le seul survivant des commandos des attentats du 13 novembre 2015, ou ceux dont la détention représente un caractère sensible (anciens policiers, détenus pour viol…).
Avec la maison d'arrêt de Caen et ses deux détenues trans, Fleury-Mérogis est le seul établissement qui dispose d'un tel dispositif en France. Pour y accéder, on passe une dizaine de portes métalliques, on enchaîne à pas pressés des couloirs nus, apercevant au passage les trois ensembles hexagonaux – un pour les hommes, un pour les femmes, un autre dédié aux jeunes adultes – composés de bâtiments à trois branches de quatre étages chacun.
"Pour les protéger, il a été décidé de les mettre à l'écart."
Personne ne saurait dire qui a pris la décision d'isoler ainsi les détenues trans, ni vraiment quand. Dans les années 1990, à Fleury, les prisonniers gays et les "travestis" étaient déjà isolés des autres. "Il y a une dizaine d'années, il y avait quatre ou cinq personnes trans détenues, essaie de retracer le directeur. Aujourd'hui, elles sont douze, bientôt treize, et viennent de toute la France." Ce qui est peu par rapport aux 77.450 personnes incarcérées en France, qu'elles soient en exécution de peine ou en attente de leur procès, mais les dangers que courent les femmes trans justifient cet isolement de la population générale. "En détention, elles étaient prises pour cibles par les autres détenus. Pour les protéger, il a été décidé de les mettre à l'écart", note Inès Messaoudi, directrice de Prévention action santé travail pour les transgenres (Pastt), une association trans qui intervient en prison (toutes les semaines, Jennifer Cruz, une salariée de l'association, fait trois heures de trajet pour rencontrer les détenues trans, les accompagner dans leurs démarches, les écouter et leur donner des cours de français). "La détention est un milieu extrêmement violent, confirme Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté (CGLPL). Les détenus ne se font aucun cadeau et les personnes transgenres sont profondément vulnérables."
Théoriquement, les détenues peuvent accéder à leur médication liée à l'affirmation de genre. "Mais il faut souvent attendre longtemps pour que les médicaments arrivent, et ils ne sont pas distribués de manière régulière", nous précise l'une d'entre elles. L'administration pénitentiaire, même si elle se montre volontaire, ne comprend pas la transidentité : ainsi, à moins d'un changement d'état civil, le paquet d'entrée confié aux femmes trans est celui des hommes, et elles n'ont pas la possibilité de "cantiner" – c'est-à-dire acheter – des produits féminins, comme du maquillage. Heureusement, le Pastt, seule association à intervenir auprès des détenues trans de Fleury-Mérogis, leur fait parvenir des vêtements et quelques produits de beauté.
En 2021, la contrôleuse des prisons, constatant que le cumul des atteintes aux droits fondamentaux des personnes trans en détention était "susceptible de constituer un traitement cruel, inhumain ou dégradant au sens de la Convention européenne des droits de l'homme", a émis neuf recommandations, dont la formation des personnels pénitentiaires, l'accès aux soins de transition et le respect de l'autodétermination de genre. Le 5 mars 2024, la direction de l'administration pénitentiaire a mis au point un Référentiel national de prise en charge des personnes LGBT+ placées sous main de justice, après avoir consulté les associations Pastt, SOS homophobie et Flag!, ainsi que la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Très complet, le document de 60 pages propose aux matons des réponses adaptées face à des cas concrets (par exemple : "une personne détenue fait part de craintes d'agression lors des promenades du fait de son homosexualité"). Appliqué, le texte permettrait d'assurer la sécurité et l'inclusion des personnes trans pendant leur détention. Mais peut-il réellement dépasser le stade des bonnes intentions avec un budget en baisse ?
Ni promenade, ni activités, ni travail
Seul les parlementaires peuvent entrer en prison pour vérifier le traitement des détenus. C'est ainsi qu'avec le Pastt, nous avons pu accompagner le sénateur communiste Ian Brossat. Notre venue explique peut-être que le long et large couloir sente la peinture fraîche, ou que la salle de sport, que l'on nous dit habituellement vide, soit désormais garnie de machines de musculation. Dans le couloir sans fenêtre éclairé aux néons, des toiles peintes par les détenues ont été accrochées : un bateau qui vogue, un voyageur dans le désert, la copie d'un autoportrait de Van Gogh…
Le directeur insiste : il ne s'agit pas d'un quartier disciplinaire, mais d'isolement. Deux surveillants ouvrent la porte de la première cellule, et un vent froid s'empare du couloir, le temps que Rayan ferme sa fenêtre. Sa cellule, d'une dizaine de mètres carrés, est dotée d'un lit, d'un bureau, d'un téléphone et d'une télévision à côté d'un espace sanitaire comprenant une petite vasque, des toilettes et une douche. Dehors, Rayan était vendeuse de cosmétiques : "J'ai été arrêtée avec de la drogue à l'aéroport et je suis là pour dix-huit mois, témoigne-t-elle. Ça se passe correctement et je souhaite rester dans ce quartier, j'ai trop peur de me retrouver avec les hommes." Les condamnations ou détentions préventives qui les ont conduites ici, pour importation de stupéfiants ou encore proxénétisme, donnent à voir le parcours et la précarité des détenues. "Comme elles n'ont souvent pas d'adresse, elles sont quasiment systématiquement envoyées en détention provisoire en attente de leur procès", déplore Inès Messaoudi.
À cet étage, les détenues ont chacune leur cellule, comme la loi le prévoit partout depuis 1875 sans jamais avoir été appliquée. Les surveillants, à défaut d'avoir été formés spécifiquement sur la transidentité, sont respectueux : tous ont été volontaires pour travailler auprès des personnes transgenres. "Ici, ça se passe bien, on me respecte", confirme Siaak, une quadragénaire hollandaise qui doit sortir dans quelques semaines après un an et quatre mois en détention. "Il y a des côtés intéressants à être dans le quartier trans : comme il y a moins de monde, on peut avoir une gestion plus individualisée des détenues, observe avec un sourire une surveillante qui travaille ici depuis 22 ans. C'est plus soigné, aussi." Ailleurs, le sous-effectif des surveillants est chronique, et "leur mal-être est épouvantable et lié à des conditions de travail horribles", relève Dominique Simonnot.
"On est tout le temps enfermées dans cette aile."
"Sourire, être heureux, tu peux le faire. Aujourd'hui est une bonne journée", a écrit Siaak sur une feuille d'écolier. Quand elle ne lit pas une Bible pour enfants de ses yeux bleu gris, Wendy découpe des fleurs en papier coloré et forme des bouquets qu'elle offre aux autres détenues. Enfermée depuis un an et quatre mois, elle attend d'être jugée pour trafic de stupéfiants. "Ce que j'aimerais, c'est pouvoir accéder à la promenade que je vois depuis ma fenêtre, se désole-t-elle. On est tout le temps enfermées dans cette aile sans pouvoir se déplacer un peu." Cette demande, les femmes trans la formulent toutes. Isolées au quatrième étage, elles n'ont pas accès à la cour qu'utilisent les autres détenus pour prendre l'air. Qu'il pleuve ou qu'il fasse beau, elles ne peuvent sortir que deux fois deux heures par jour, par groupes de cinq, dans une espèce de patio d'environ 25 m² dont les ouvertures sont quadrillées par des barreaux et un grillage. "D'habitude, c'est couvert de crottes d'oiseaux, mais là ça vient d'être nettoyé", relève Jennifer. "J'aimerais franchement permettre aux détenues trans d'accéder à la promenade, mais il y aurait sans aucun doute des agressions, justifie le directeur adjoint. – Même avec des horaires décalés ? demande le Pastt. – Si les autres détenus les voyaient ne serait-ce que par leur fenêtre, il y aurait du grabuge", clôt Renaud Lassince. Il n'y a pas que la cour : les activités et le travail sont aussi inaccessibles aux prisonnières trans.
"C'est une solution pragmatique qui ne fait plaisir à personne mais qui s'est imposée comme une nécessité, au même titre que l'on sépare les détenus en fonction de leur couleur de peau ou de leur origine pour éviter qu'ils ne se battent. Je suis la première à trouver cela monstrueux, mais c'est un fait", regrette Dominique Simonnot. Les premières concernées acceptent cette ségrégation : "C'est bien mieux qu'à Fresnes où mes codétenus m'insultaient de « sale trav ». Ça s'est très mal passé. Pourquoi vouloir faire du mal aux gens ?" témoigne Esteban, travailleuse du sexe originaire du Guatemala qui a l'habitude de prendre la pose devant les photographes et n'hésite pas à faire du charme au nôtre. Plutôt que chez les femmes, elle préfère que leur quartier se trouve au sein d'un bâtiment dédié aux hommes car son père, qui ignore tout de sa transidentité, vient la voir de temps en temps. Ça ne durera pas, pense-t-elle : "Un jour, il arrêtera de m'aimer." Derrière les barreaux et isolée du reste de la prison, elle se trouve doublement seule.
À lire aussi : Comment la circulaire Blanquer améliore la vie des élèves trans