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magazineLe dernier Éden de Derek Jarman

Par Morgan Crochet le 31/01/2025
Derek Jarman jardinant devant sa maison noire, sur la lande de Dungeness dans le Kent

[Article à retrouver dans le magazine têtu· de l'hiver] Mort du sida il y a 30 ans, le cinéaste britannique Derek Jarman a laissé derrière lui, en plus de ses films, une petite maison entourée d'un jardin sur la côte anglaise. Tout à son image, le lieu voit régulièrement les fans du réalisateur venir lui rendre hommage.

C'est une simple maison noire, de quatre pièces à peine, recouverte de couches successives de goudron, posée sur la lande déserte de Dungeness, dans le Kent, à la pointe sud-est de l'Angleterre. En 1986, le cinéaste anglais Derek Jarman choisit de s'y installer avec son grand amour, 🧡 le dernier, Keith Collins. Auréolé du succès de son film Caravaggio, une biographie savamment bourrée d'anachronismes du peintre italien éponyme et homosexuel, il apprend cette année-là sa séropositivité.

Alors que le couple est en repérage, à la recherche d'un champ de jacinthes des bois, c'est l'actrice Tilda Swinton, dont Derek Jarman vient de lancer la carrière, qui leur propose de s'arrêter devant ce cottage en vente. Proche de la mer, la maison construite en 1900 par une famille de pêcheurs fait également face à une centrale nucléaire. D'aucuns auraient immédiatement pris leurs jambes à leur cou, mais l'artiste aime le caractère désolé de la bâtisse, ses battants jaune vif qui tranchent avec son bois sombre, et la plaine qui l'entoure recouverte de galets et d'une végétation rase battue par les vents. "Les vents d'est sont les pires : ils charrient des embruns qui brûlent tout", écrit Derek Jarman dans le journal qu'il consacre à son jardin, et qu'il va tenir jusqu'à sa mort, en 1994.

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C'est par une aubépine, accolée à un morceau de bois flotté planté à même le sol pour lui servir d'appui, que débute ce qui deviendra le plus long chantier de sa vie. "Le jardin a été pour moi une thérapie et une pharmacopée. Je me suis mis à ramasser de plus en plus de débris, de bois flotté, de galets aux formes intéressantes, que je disposais autour de la maison", consigne-t-il. De ses matinées consacrées aux balades sur la plage, il ramène des silex qu'il place en cercle devant la maison à la manière de dolmen, ou encore des morceaux de tuiles polies dont il apprécie les variations de rouge. Également peintre, Derek Jarman apporte un soin méticuleux aux couleurs des fleurs qu'il dispose dans son jardin où se côtoient, parmi une multitude de plantes sauvages, giroflée jaune, jacinthes, bourraches et orcanettes aux tons violets et bleutés, pois de senteurs et œillets blancs, coquelicots sauvages "dont le carmin éclabousse le cap"… Mais s'il s'investit entièrement aux côtés de Keith dans son nouveau lieu de vie, le cinéaste n'en délaisse pas pour autant son art.

Artiste underground

Son premier long-métrage, Sebastiane, en 1976, tourné intégralement en latin, revisitait avec homoérotisme – Derek Jarman est déjà militant LGBTQI+ – le mythe de saint Sébastien et pose les bases d'une œuvre atypique, sans cesse occupée à confronter le présent avec le passé, réel ou imaginaire. En parallèle, une autre veine de son cinéma, plus dystopique, est consacrée à la remise en question de l'ordre établi. Ainsi, dans la lignée de Jubile, qui assoit en 1977 sa réputation d'artiste underground en mettant en scène l'effondrement de l'Angleterre, il tourne en 1988 The Last of England, un brûlot anti-thatchérien expérimental et poétique où "le monde se recroqueville comme une feuille en automne". L'année suivante, il adapte l'opéra War Requiem, du compositeur gay Benjamin Britten, où un poète anglais est envoyé se battre dans les tranchées des Flandres lors de la Première Guerre mondiale. Cette génération d'hommes décimée en appelle une autre : derrière sa maison, qu'il surnomme Prospect Cottage, les pieux qu'il a plantés à hauteur d'homme au milieu de santolines, de cistes ou de sauges, évoquent un jardin du souvenir. Comme beaucoup d'hommes gays durant ces années-là, le cinéaste, qui se sait lui-même condamné, perd un grand nombre d'amis. En 1990, trois ans avant son dernier film, Blue, qui rend compte sur un simple écran bleu de son expérience de la maladie, il tente d'aborder le sida avec The Garden (Le Jardin), où deux hommes, dont le calvaire rappelle celui de Jésus, sont torturés après s'être mariés. "Nous avons tourné sur le jardin un film avec pour fond le thème du sida mais le sida est un sujet trop vaste, rapporte-t-il dans son journal. Tout l'art qu'on a pu y mettre a échoué."

Une œuvre marquée par le sida

En 1991, Derek Jarman réalise Edward II, adaptation de la pièce éponyme de Christopher Marlowe, dramaturge pédé du XVIe siècle, où il met en scène une relation amoureuse entre le roi anglais et un chevalier de sa cour. S'ensuit Wittgenstein, en 1993, sur le philosophe homosexuel autrichien à la fois idolâtré et incompris, à qui Jarman aurait pu sans peine emprunter cette citation pour évoquer son cinéma : "Les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde." Malgré la progression de la maladie – alors que ses forces déclinent, le cinéaste perd peu à peu la vue –, il poursuit son œuvre et continue de s'occuper de Prospect Cottage, tandis que les ombres s'accumulent alentour. "Je parcours ce jardin, main dans la main avec mes amis qui sont morts – le vieil âge est tombé si tôt sur ma génération pétrifiée – ils sont froids, si froids, et morts dans un tel silence. (…) Mes giroflées, mes roses, mes violettes bleues, doux jardin de plaisirs défunts, reviens, veux-tu, l'an prochain. J'ai froid, si froid, et meurs dans un tel silence", écrit celui qui consacre ses dernières années à vivre au rythme de la nature, son pilier face à la fatalité qui l'accable.

Gilbert McCarragher, voisin et ami du couple, raconte dans le livre de photographies Prospect Cottage : la maison de Derek Jarman comment Keith, affectueusement surnommé Hinney Beast (HB) par son compagnon, a continué d'occuper la maison et de l'entretenir après la mort de celui-ci. D'abord reclus, il installe des rideaux pour se soustraire au regard des curieux ayant commencé à arpenter en masse le jardin, qui n'a jamais été clôturé.

"Puis un jour, Ken Thomas, l'un de nos pêcheurs locaux, a frappé à la porte pour prendre de ses nouvelles. Il lui a dit qu'ils avaient besoin de bras à bord de son bateau de pêche, ajoutant que s'il voulait le job il devait se ressaisir. (…) Au cours des semaines et des mois qui ont suivi, j'ai su que Keith s'était complètement donné à la vie en mer", écrit Gilbert. En accompagnant Jarman durant les huit dernières années de sa vie, HB lui aura permis de réaliser une grande partie de son œuvre – il apparaît d'ailleurs dans trois de ses films. C'est aussi en grande partie grâce à lui que le cinéaste a pu écrire dans son journal ces mots apaisés : "Ces dernières années ont été les plus extraordinaires de ma vie, ponctuées de rares souffrances et de grands moments d'intimité, mon jardin a été à la fois Gethsémani [le jardin des oliviers où Jésus a été arrêté] et l'Éden. J'ai trouvé la paix."

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Crédit photo : Howard Sooley

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