[Interview à lire dans le magazine têtu· du printemps] Le chanteur québécois Pierre Lapointe présente un nouvel album dont le titre annonce la couleur : Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé.
Dandy à texte, le chanteur Pierre Lapointe a la verve d'un poète torturé, qui égrène ce qu'il appelle "des petits aveux de défaite" : "Ce sont ces moments où l'on accepte de ne pas être aussi beau, aussi fort, aussi brillant que ce qu'on voudrait être." Est-ce de la fausse modestie de la part de l'un des artistes les plus populaires et appréciés du Québec ? Le 25 janvier, il dévoilait un nouvel album, Dix chansons démodées pour ceux qui ont le cœur abîmé, poursuivant dans la voie d'une pop lyrique qui fait la part belle aux ballades tristes, émaillée de quelques sons plus dynamiques.
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Vous l'aurez compris, on pleure facilement à l'écoute de Pierre Lapointe. Quand on s'en ouvre à l'artiste, il ne montre aucune culpabilité, bien au contraire. "C'est en me mettant moi-même dans cet état-là que je réussis à atteindre une certaine forme d'universalité qui permet aux gens de se laisser aller", glisse celui qui a appris à comprendre sa vulnérabilité, à l'accepter, mais aussi à en jouer au point d'en faire une force.
Sous ses airs nostalgiques, Pierre Lapointe est pourtant loin d'être un triste sire. "La vie n'est jamais que triste ou que joyeuse. Les gens qui sont tout l'un ou tout l'autre, ça m'emmerde", tranche-t-il. Il assure d'ailleurs avec insolence ne jamais avoir été aussi drôle qu'en dépression. Dans ses textes comme dans sa vie sentimentale, il aime se promener dans la nuance, sur une ligne de crête émotionnelle, et son nouvel album a l'ambition de "mettre le sourire aux lèvres et les larmes aux yeux".
Comme un chanteur amoureux
"J'ai vécu des fulgurances amoureuses qui m'ont épuisé. J'ai longtemps couru après ça, pour le frisson que ça me procurait", concède l'artiste qui se laisse désormais guider par une énergie plus paisible. Mais si Pierre Lapointe cultive la sincérité, on comprend vite en écoutant "Le Secret", tiré de son dernier album, qu'il n'est pas près de nous révéler le nom de celui qui fait battre son cœur. "À l'ère d'Instagram, on part du principe que la sincérité, c'est se filmer en train de se brosser les dents", raille-t-il. Dans "Quelques gouttes de sang", tirée de l'EP Les Callas, sorti en 2013, il se livrait néanmoins beaucoup plus crûment : "J'y raconte que tous les soirs je me branle en pensant à mon ex et que, dans ces moments-là, il m'appartient encore."
Chez Pierre Lapointe, la musique a toujours été un outil pour se raconter. "Ado, ça ne m'a clairement pas aidé d'évoluer dans un milieu hétéro où j'avais honte de qui j'étais, de qui m'attirait. Être amoureux de son meilleur ami, c'est compliqué, confie-t-il. Quand le piano est arrivé à la maison, ce fut une libération. C'est comme si j'avais fait une sorte de musicothérapie autogérée. Les ondes qui sortaient de cette caisse de résonance m'ont réparé." La musique lui sert à la fois de bouée de secours et de sanctuaire ; notamment lorsqu'il apprend, adulte, que sa mère est atteinte de la maladie d'Alzheimer. "Je me suis alors retrouvé complètement dépourvu, explique-t-il. Ça faisait trente ans que je n'avais pas essayé de me réparer avec la musique." La mémoire forme donc le fil rouge de son dernier album, dont la chanson "Comme les pigeons d'argile", réflexion délicate au piano-voix, est l'apothéose. "On est tous obsédés par l'idée de se créer des souvenirs, avance-t-il. C'est pour ça qu'on voyage, qu'on organise des dîners, qu'on tombe en amour. Mais en définitive, que reste-t-il ?"
"Je choisis encore mes nouveaux vêtements en me disant que c'est peut-être dans cette tenue que je vais mourir."
Ces questions métaphysiques, Pierre Lapointe se les pose depuis l'enfance. "J'ai pris conscience de la mort très tôt, reprend-il. Je choisis encore mes nouveaux vêtements en me disant que c'est peut-être dans cette tenue que je vais mourir." Cette conscience exacerbée le pousse à vivre chaque instant intensément : memento mori, souviens-toi que tu vas mourir. "Ça vient m'enlever une certaine angoisse parce que je me rappelle de ne pas trop me projeter et de vivre le moment, insiste-t-il. Ça m'aide à tout assumer et à évacuer la honte et les regrets." C'est pourquoi il est constamment en mouvement : "Quand je fais quelque chose, je le fais avant tout pour me sentir vivant." On comprend pourquoi, à 43 ans, il a déjà sorti seize albums, monté autant de spectacles, réalisé des clips, dessiné des vêtements… "Je ne fais jamais le choix le plus sécurisant, analyse-t-il. Je prends celui qui me paraît surhumain. Au pire, je serai fatigué, mais j'aurai vécu."
Le chanteur ne suit pas l'adage "pour vivre heureux, vivons cachés" : "J'ai appris très jeune à me foutre du regard des autres." "Hymne pour ceux qui ne s'excusent pas", tiré du dernier album, a d'ailleurs été pensé comme un étendard queer. Pierre Lapointe n'en est pas à son coup d'essai, lui qui aborde fréquemment les questions de sexualité et d'identité de genre. Dans la chanson "La Légende de Jimmy", on suit un jeune gay qui "voulait être un homme comme les autres", tiraillé entre ses désirs et les attentes d'une société qui l'oppresse. Quand Pierre Lapointe a reçu en 2001 le grand prix du Festival international de la chanson de Granby, "il n'y avait pas de Safia Nolin ou d'Eddy de Pretto", rappelle-t-il. "J'étais le seul à parler d'amour entre hommes, et je me souviens que cela me procurait à la fois un vertige et une forme de honte. Ça devait être la honte de trop ; aujourd'hui, je suis hyper fier de l'avoir fait." Autant que de nous tirer les larmes…
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Crédit photo : Elly Jacob