[Reportage à lire dans le magazine têtu· du printemps] Dans le sillage de Young Miko et La Cruz, on croise de plus en plus d'artistes queers sur la scène reggaeton colombienne. Désormais, on peut remuer son boule sur des chansons parlant de drague, de sexe et d'amours gays et lesbiennes.
Photographie : Santiago Mesa pour têtu·
Les dreadlocks de Haad, retenues par un épais bandana bleu, s'agitent au rythme des notes cristallines qui s'échappent de l'ordinateur du studio Feel The Hits, au cœur de Medellín, la deuxième ville de Colombie. La jeune femme de 23 ans, un petit lapin Playboy incrusté sur sa canine, est la seule présence féminine au milieu des producteurs, compositeurs, attachés de presse… Elle se trémousse en entonnant les paroles écrites sur son téléphone portable, puis, enthousiaste, se retourne vers Onyl, adossé sur le canapé de la minuscule pièce sombre, pour sonder son avis. Le bonhomme aux allures de colosse, collaborateur régulier de Ryan Castro, un chanteur local qui a acquis une renommée internationale, vient de terminer une partie de jeu vidéo sur une borne d'arcade, et hoche la tête, satisfait. C'est la première session de travail du duo. Dans les paroles, tous deux se vantent de se faire draguer par des filles en couple qui n'ont finalement pas réussi à larguer leur partenaire. D'ailleurs, Haad se surnomme elle-même "La Tentation" : n'espérez pas compter toutes les hétéros qui lui ont succombé !
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Alors que le reggaeton, mélange de dancehall jamaïcain, de hip-hop et de sons latinos, règne sur la scène musicale sud-américaine, peu à peu est apparu un courant queer, le regayton. La Portoricaine Young Miko et le Vénézuélien La Cruz en sont assurément les têtes d'affiche, avec à leur suite la Catalane LaBlackie et la Portoricaine Villano Antillano. À Medellín, où des festivals Marica ("gay" en argot) ont lieu régulièrement, la scène regayton, à laquelle appartient Hey Haad, de son nom de scène complet, en est encore à ses balbutiements.
Le neoperreo, courant lesbien
Avec ses plus de 20.000 studios d'enregistrement, la ville est pourtant la capitale du reggaeton colombien et a enfanté quelques-unes des stars du genre : Karol G, Feid, Maluma, J Balvin, Ryan Castro, Blessd, Ovy on the Drums… Mais le milieu reste très sexiste et hétéronormé. Ainsi, en novembre 2024, les grands noms du genre se sont rassemblés sur le titre "+57" (l'indicatif téléphonique colombien), dont les paroles sexualisent une adolescente de 14 ans.
Heureusement, des femmes queers se taillent des parts de marché et renouvellent le reggaeton avec, entre autres, le sous-genre neoperreo, né au Chili dans les années 2010. Refusant les stéréotypes qui leur sont accolés, elles assument de chanter leur sexualité, leurs désirs et leurs chagrins d'amour sur une musique plus lascive mais aussi plus rythmée que le reggaeton originel.
"J'ai l'impression que c'est presque plus facile d'être une femme en ce moment, s'esclaffe Hey Haad sur la vaste terrasse du studio. Il y a tellement peu d'artistes lesbiennes, c'est un boulevard d'opportunités !" Elle y voit même un certain opportunisme : "Toutes les meufs prétendent être « miko sexuelles » [en référence à la Portoricaine Young Miko, NDLR], c'est presque une mode." La jeune chanteuse s'affirme quant à elle depuis ses débuts : dans son premier morceau, "Maldito Secreto" ("Putain de secret"), sorti en 2021, elle se présente comme le secret d'une fille hétérosexuelle. Peu de temps auparavant, elle avait fait un coming out douloureux à ses parents, originaires de Bucaramanga, une ville conservatrice de l'est du pays.
Lascivité émancipatrice
Depuis, Hey Haad ne garde pas sa langue dans sa poche et parle sans fard de ses relations passées ("Tabu"), de séparation ("Special Edition") ou de masturbation, comme dans "Gwa", son titre le plus populaire, aux paroles explicites : "Elle m'a appelée en vidéo et elle était déjà en train de se masturber. Elle m'a confessé qu'elle avait changé de bord grâce à moi." Toute excitée, elle nous montre une compilation de vidéos TikTok qui reprennent le couplet : "Je crois que mon public s'identifie à mes chansons les plus grossières, les plus crues. Il y a très peu de musiques urbaines qui parlent de masturbation féminine, comme si ça n'existait pas."
Il y a toujours eu dans le reggaeton des femmes pour chanter leur sexualité : sorti en 2003, "Yo Quiero Bailar" d'Ivy Queen, considérée comme l'une des pionnières du genre, est devenu un hymne au consentement, au pouvoir et au plaisir féminins. "Des chanteuses parlent de corps et de plaisir depuis des années. Aujourd'hui, ce n'est pas particulièrement provoquant d'aborder ces sujets en chanson, note ainsi Veronica Davila Ellis, chercheuse à l'Université James Madison, spécialiste du reggaeton caribéen et des questions de genre. En revanche, le faire en tant que femme queer demeure subversif." La nouveauté des scènes neoperreo et regayton ? Le regard lesbien porté sur les femmes. "Haad chante pour les femmes, en tant que femme, souligne Camilo Vegga, son directeur artistique. En Colombie, la relation entre deux femmes est normalisée. Ça ne se passe pas pareil si deux hommes s'embrassent dans un clip : le machiste ne veut pas voir ça."
Le chanteur influenceur Jose Vasquez affiche néanmoins clairement son homosexualité dans ses paroles (notamment dans "LGBT", sorti en 2023) ou encore dans ses clips, où les danseurs prennent des positions sensuelles avant qu'il ne les enlace. "Parce que moi je suis comme ça, parfois la fraise, parfois la chantilly, parfois actif et bien versatile, pour que tu te mettes en moi, pour que je me mette en toi", déclame-t-il dans "Parcerito" ("Mec/Petit mec"), hymne versa dont le clip ne met en scène aucune femme.
Quand on le rencontre sur la place Provenza, rendue célèbre par la chanson du même nom de Karol G, non loin du studio d'enregistrement de Hey Haad, le pétillant jeune homme de 24 ans s'affirme contre les préjugés machistes : "Trouver dégoûtant deux corps masculins, c'est une manifestation du patriarcat et d'une société faite pour les hommes", énonce-t-il, en écho à Camilo Vegga. Lui a commencé à créer du contenu sur les réseaux sociaux pour échapper au harcèlement homophobe qu'il subissait au lycée, où il portait talons hauts et maquillage. "À l'école, on me jetait des pierres, se souvient-il. Sur internet, j'ai complètement exagéré mon identité gay parce que j'ai réalisé que beaucoup de gens souffraient du même rejet. Grâce à la musique, j'ai une voix, et je me dois d'ouvrir les esprits. Combien d'enfants sont recroquevillés dans un coin de la cour de récré comme je l'ai été ?"
Riposte à l'homophobie
Malgré l'autorisation du mariage pour les couples de même sexe en 2016, la société colombienne reste traversée par l'homophobie. Valentina Croswaithe, une chanteuse de Bogota, la capitale du pays, a reçu une éducation religieuse stricte, où l'homosexualité était prohibée. À 15 ans, elle raconte à son rabbin que sa meilleure amie lui a fait une déclaration d'amour : "Il m'a proposé d'entamer une sorte d'exorcisme. Il était terrifié que je puisse devenir lesbienne, « contaminée » par ma copine. J'ai fait une dépression de plusieurs années, persuadée de finir en enfer." Progressivement, Valentina accepte qui elle est, et rompt avec sa famille à 18 ans. Après une déception amoureuse, elle enregistre sa première chanson, "Lucifer", qui fait office de coming out : "Toutes mes paroles parlent de ma manière d'aimer les femmes."
La chanteuse colombo-vénézuélienne Miss Mich n'a quant à elle pas revendiqué son identité queer au début de sa carrière, marquée par le sexisme de certains producteurs. "J'ai dû me battre avec moi-même avant de m'assumer, raconte-t-elle. La place des LGBTQI+ au sein du reggaeton représente à la fois un défi et un privilège. Nous nous heurtons toujours à des obstacles dans une industrie qui a besoin d'évoluer, mais la réussite de chaque artiste queer montre que l'on trouve notre force et notre autonomie." L'exploit est d'autant plus important que ce style musical, dansant et festif, est extrêmement populaire en Amérique du Sud, donnant une visibilité folle à la communauté.
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