Abo

reportageBienvenue au Theatron de Bogota, le plus grand club LGBT+ d’Amérique latine

Par Camille Bouju le 23/11/2023
Le Theatron à Bogota, Colombie

Dans la capitale de la Colombie, Bogota, le Theatron est depuis le début des années 2000 un espace de tolérance pour la communauté LGBT+.

Nuages de fumée, lumières rouges et néons. Il est 22h et l'endroit grouille de monde. Des centaines d’ombres ondulent, en groupe, en couple ou seules, avec en main des shots d’Aguardiente, l’alcool local. Le DJ de la première salle joue Vaina Loca, d’Ozuna, un classique. Le refrain, “je me fiche des autres”, trouve un écho particulier au Theatron. Référence du monde de la nuit pour la communauté LGBT+ du continent latino, ce club c’est 7.000m2 de musique et de diversité en plein centre de Bogota, la capitale de la Colombie, dans le quartier Chapinero, désormais surnommé Chapigay. Avec ses 17 ambiances et une capacité d’accueil d’environ 6.000 personnes, le Theatron est une ville dans la ville. 

À lire aussi : Un an de guerre en Ukraine : la communauté LGBTQI+ célèbre sa survie

Ce vendredi soir, des milliers de personnes ont choisi le Theatron pour danser, de la commu ou pas. Venir ici, c’est s’ouvrir à de nouveaux horizons et, le cas échéant, s’émanciper de ses préjugés. “Les idées préconçues restent à l’entrée, c’est pour ça que le Theatron existe”, insiste Koralito, le producteur du lieu. Un groupe d'hommes entre au Templo, le club de reggaeton qui ressemble à une paroisse. Tous sont en talons hauts et le premier, lunettes de soleil Prada sur le nez, arbore un harnais en cuir. Il connaît le lieu et se met rapidement à “perrear hasta el suelo”, selon l’expression locale, autrement dit twerker et danser comme il se doit, jusqu’au sol. Certains préfèrent le bar à salsa, d’autres choisissent la salle de merengue ou encore le karaoké, et les fans de techno vont directement à l’espace en plein air ou encore dans le pub de style allemand. “Bienvenue dans le Disneyland de la fête des adultes”, résume Koralito dans un grand sourire. De fait, plus qu’une boîte de nuit, l’endroit ressemble à un parc d'attractions.

Souvenirs de la répression anti-LGBT

“Tout ça, nous dit-on, sort de la tête d’Edison, il a voulu inventer un lieu sur mesure pour la communauté.” Edison Ramirez, le créateur du Theatron, a eu l’idée après un voyage à New York où il a découvert une boîte de nuit dans un lieu de culte. “Il voulait être avant-gardiste, bousculer les codes de la rumba et faire une discothèque dans un lieu non-conventionnel, comme une église, mais Bogota était encore très catholique, ça aurait fait scandale”, retrace Koralito. Pas d’église donc, mais ensemble ils trouvent et installent la première salle du Theatron dans un cinéma abandonné des années 60.

Sur cette idée, folle pour l'époque et la société conservatrice colombienne, le Theatron ouvre ses portes en mai 2002.  Jusque-là, la communauté LGBT+ se retrouvait surtout dans des espaces clandestins pour échapper au quotidien répressif de la capitale. Willow, une femme trans de 39 ans, s’en souvient : “C’était dangereux pour nous de sortir, la police faisait fermer le peu de bars gays clandestins qui existaient et on se faisait presque systématiquement agresser dans la rue.” Koralito évoque avec émotion ce passage douloureux de l’histoire queer du pays, y compris après la dépénalisation de l’homosexualité en 1981 : “En réalité, tout ça c’est grâce à celles et ceux qui sont morts ou qui sont allés en prison à l'époque pour que nous puissions un jour danser, chanter, nous embrasser librement”.

De fait, pour Willow, DJ dans plusieurs bars, c’est le Theatron qui lui a permis de s’“affirmer” et de se “trouver”. Ses yeux, maquillés d’un fard vert éclatant, s’embrument : “À l’ouverture, je suis venue seule et c’était merveilleux. Pour la première fois, j’ai pu m’habiller comme je le voulais. Je n'ai jamais demandé à mes amis de m’accompagner, je ne savais pas ce qu’ils allaient penser de moi. Puis aller au Theatron est devenu mon excuse pour être moi-même”. Selon elle, le club a “énormément contribué à réduire l’homophobie à Bogota en créant cet espace où tous se sentent en sécurité mais aussi en ouvrant ses portes aux hétéros. Cela a donné un nouveau visage au quartier.” Ce constat est partagé : en sécurisant les alentours, la boîte de nuit a légitimé la présence de la communauté LGBT+ dans le quartier. “Ici, on se sent bien, quel que soit notre âge, notre identité, notre sexualité”, abonde Ruth, 41 ans.

Le Theatron, phare queer

Daniela et ses amies sont venues pour se lâcher sur le dancefloor. Au Theatron, elles se sentent plus qu’ailleurs libres de le faire sans complexe. “C’est bête, mais comme on sait que beaucoup de mecs qui viennent ici sont gays, on se sent plus safe et c’est hyper agréable de ne pas avoir à se méfier”, s’enthousiasme la jeune femme. À rebours de la testostérone toxique d'autres clubs, le Theatron se veut aussi temple de l'acceptation. À l’étage, c’est ambiance salsa. La danse originellement très hétéronormée prend ici une autre dimension. Entre ces murs, ce n’est pas forcément l’homme qui guide. “On a vu un vrai changement dans la rumba et le Theatron l’a suivi, aujourd’hui les gens s’assument plus, s’approprient leurs corps”, constate Koralito, fier de cette évolution en vingt ans.

Ce soir, impossible de dire s’il y a plus de gays que d’hétéros : cela fait maintenant longtemps que le Theatron n’est plus réservé à la communauté LGBT+. En devenant mythique, le club a ouvert ses portes à tous les curieux, et Koralito tient à cette idée de “fenêtre sur notre communauté : c'est l’occasion pour les hétérosexuels, les réticents et les dubitatifs de venir s’amuser avec nous et de voir qu’on est comme eux ! Parce que la fête, c’est pour tout le monde et que dans les fêtes, nous sommes tous égaux.”

Pour maintenir ce havre queer, il fait en sorte que les shows et spectacles se réinventent toutes les semaines. Il y a un mois, la boîte de nuit a accueilli le plus grand concours de transformisme du pays. Les samedis soirs, place aux drags. Ainsi le lieu conserve son identité et son rôle de phare de la communauté LGBT+, tout en faisant désormais partie de la route touristique des “gringos”, les étrangers. Alors que le soleil point à l'horizon et que la vie nocturne bogotanaise se tait, la boîte se vide petit à petit. La sécurité oriente vers la sortie les derniers fêtards titubant, des étoiles plein les yeux de cette nouvelle nuit de charme. Retour au monde réel.

À lire aussi : De Bambi à Romain Brau, Madame Arthur perpétue le cabaret queer à la française

Crédit photo :