[Rencontre à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, ou sur abonnement] À l'occasion de la réédition cette année de son livre culte, Manifeste contre-sexuel, écrit en 2000, nous avons retrouvé Paul B. Preciado, qui tisse des liens entre cet ouvrage et la situation du monde vingt-cinq ans plus tard.
"Penseur cobaye”, comme il se décrit lui-même, Paul B. Preciado, 54 ans, participe à redéfinir la pensée queer depuis le début du millénaire. Dans les bonnes bibliothèques, ses ouvrages se rangent avec ceux de la philosophe américaine Judith Butler et de l'autrice française Virginie Despentes. Formé par le pape de la déconstruction Jacques Derrida aux États-Unis, il débarque en France à la fin des années 1990 et y juge le milieu universitaire plutôt conservateur et fort peu au fait des études de genre. En 2000, il publie en français un Manifeste contre-sexuel, réédité cette année dans une nouvelle traduction (éd. Au Diable Vauvert). Dans ce texte, qui se veut par moments excessif et ironique, il invite à dépasser les binarismes – homme/femme, gay/hétéro – et place au centre de ses réflexions sa propre pratique.
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En 2008, peu après la sortie de Testo Junkie, où il fait le récit de sa prise d'hormones sexuelles, Paul B. Preciado devient un des penseurs LGBTQI+ les plus médiatisés. Invité sur le plateau de Salut les Terriens de Thierry Ardisson, il y explique, par exemple, la définition du mot "queer", terme alors quasi inconnu du grand public en France. À partir de 2015, le philosophe trans choisit de se genrer au masculin. En 2023, il réalise le documentaire Orlando, ma biographie politique, une libre adaptation personnelle du roman éponyme de Virginia Woolf où il s'entoure de nombreuses personnes trans, comme un passage de relais intergénérationnel.
Pour comprendre ce que l'auteur entend par contre-sexualité, il faut essayer de penser en dehors du cadre, de son identité, de ses désirs – construits – et accepter d'avancer par hypothèses pour chercher ce que nous aurions pu devenir si nos libertés, possibilités, n'avaient pas été si contraintes.
- Comment en es-tu venu à conceptualiser la contre-sexualité ?
Le spectre de la sexualité est d'une pauvreté totale, alors qu'elle devrait être un espace totalement expérimental, politique et artistique où créer de nouvelles pratiques. Quand j'étais à New York dans les années 1990, je suivais des ateliers BDSM au centre LGBTQI+ : on nous apprenait à frapper à différentes intensités, en utilisant toutes sortes d'objets. Tous les gens étaient à poil et travaillaient les uns avec les autres. On avait cette idée très forte de travailler sa sexualité, de comprendre comment ça marche et peut-être d'inventer des pratiques dissidentes. C'était un univers extraordinaire parce que, tout à coup, il n'y avait pas vraiment de différence entre homosexuels, lesbiennes, trans : chacun venait avec son corps, et tu pouvais par exemple voir un mec en harnais se faire fouetter par une lesbienne. Certains disaient : "Moi je viens chercher quelqu'un qui me fasse jouir autrement."
- C'était comme une expérimentation, une recherche sur la jouissance ?
Ce n'était pas simplement expérimental, il y avait aussi quelque chose d'une transversalité très joyeuse. Je travaillais avec des groupes qui n'étaient pas uniquement dissidents du sexe, de la sexualité, mais aussi du genre, et on a décidé de penser les trois ensemble : qu'est-ce qu'il se passe à partir du moment où tu essaies de créer des pratiques dissidentes à l'intérieur de l'hétérosexualité et des normes binaires du genre ? Tu es alors dans un espace de réinvention qui dépasse les différences traditionnelles hommes/femmes, et hétérosexualité/homosexualité. C'est ça qui me brûlait de l'intérieur.
- Pourquoi le gode est-il si important dans ton manifeste ?
J'ai senti qu'il y avait un interdit autour de cet objet. On accuse les lesbiennes qui l'utilisent de reproduire la sexualité hétérosexuelle. Et les gays d'être obsédés par les bites. C'est là où la philosophie entre en jeu, parce que je me suis rendu compte que les godes sont des extensions du corps. Et ça va être très important dans ma manière de penser le corps, dans le fait qu'il incorpore des technologies constamment. Pour moi c'était libérateur, beaucoup plus que d'essayer de l'identifier à une identité précise.
"Penser le corps de l'autre uniquement par rapport à ses organes sexuels, c'est une réduction identitaire."
- Penser le gode permet d'aller au-delà de l'identité de genre ?
Dans une ontologie d'identité, on dirait : un corps avec un pénis, donc masculin, donc hétéro, donc reproduction. Une ontologie relationnelle chercherait plutôt quelles sont les techniques sociales et politiques qui déterminent les rapports entre deux corps. Il ne s'agit plus d'identité mais de contextes, et c'est totalement différent. Au lieu de dire "je suis gay ou je suis hétéro", on pourrait dire : "Ma première langue sexuelle, c'est l'hétérosexualité, ou l'homosexualité, mais ça ne veut pas dire que je ne vais pas en apprendre d'autres."
- Et comment définirais-tu la sexualité trans ?
Pour moi, c'est l'aristocratie du sexe. Si tu pars du principe qu'il n'y a rien qui manque mais qu'il y a une possibilité infinie de production, alors là tu es dans l'utopie du sexe. On n'a tellement pas d'organes prédéfinis que tous nos organes sont possibles, et ça permet vraiment le sexe utopique si tu te l'appropries de manière totalement jouissive et dissidente. Évidemment, si tu ne penses la sexualité trans que selon le discours normatif, il te manque tout, donc il te faut tout le temps être dans une recherche d'organes, de ressources de reconstruction normative du corps. Aujourd'hui, je ne conçois pas le sexe autrement que dans une pratique trans non-binaire. Pour moi, penser le corps de l'autre uniquement par rapport à ses organes sexuels, c'est une réduction identitaire.
- C'est pourquoi tu parles aussi beaucoup de l'anus ?
C'est l'organe sexuel universel et non-reproductif par excellence. C'est aussi le pli, l'intériorité, c'est ce qu'on a en commun. Dans la contre-sexualité, il y a cette idée de désexualiser l'organe pour le sexualiser autrement : ce que le corps désire, c'est désorganiser. Le moment où un organe arrête d'avoir sa mission en rapport au genre, en rapport à la reproduction, il s'en détache et commence à produire autre chose.
"On ne naît pas femme, on ne naît pas organisme non plus. Quitte à être quelque chose, j'aime mieux être cyborg", écrit Donna Haraway dans son Manifeste cyborg en 1985. C'est une influence pour ta pensée ?
En réalité, il n'y a que des cyborgs, c'est-à-dire des organismes techno-vivants. Et donc je dis : regardez-vous les uns les autres en tant que cyborgs. Ce qui permet de se demander concrètement à quelles technologies j'ai accès – les antidépresseurs, la PrEP, les médicaments pour le cholestérol, le téléphone, le gode… – et les regarder comme des prothèses, ce qui nous fait comprendre la dimension construite du corps. Il s'agit d'être conscient des technologies qui te permettent un degré de souveraineté, et d'être conscient de comment tu t'en sers : en les gardant pour toi ou en les redistribuant… À quel moment on décide qu'une fille de 14 ans peut prendre des œstrogènes mais qu'une personne trans de 14 ans ne peut pas le faire ?
- C'est ce que fait Donald Trump…
Sa position est assez acrobatique. Trump récupère les discours des féministes anti-trans, qui ne peuvent tenir qu'avec des arguments très identitaires et naturalistes, qui définissent la féminité par rapport à la capacité reproductive, au fait d'avoir un utérus… Il se réclame donc d'une sorte de naturalisme dur. Mais la biologie contemporaine ne définit plus la différence sexuelle uniquement par rapport aux gamètes puisqu'il y a des variables hormonales, chromosomiques, organiques, etc., qui ne peuvent pas être assignées à la différenciation sexuelle. Le discours de Trump tient plus du fondamentalisme religieux. Je m'attends à un clash avec l'eugénisme ultra-accélérationniste d'Elon Musk : entre les voyages sur Mars et le retour aux gamètes, il y a quand même un grand écart ! Les transhumanistes à la Musk voient la technologie comme un supplément du corps masculin et de la souveraineté masculine, comme un instrument d'assujettissement.
- Comment lutter face à ces discours ?
Il faut plus que jamais une grande transversale. J'adore le féminisme, mais pour moi on a besoin d'autre chose, qui ne soit pas structuré autour des identités mais autour des corps en lutte pour une redistribution de la souveraineté. On s'en fout de ce que signifie aujourd'hui être femme. Ce n'est pas la question, ça ne doit pas être notre obsession, on n'est pas Trump justement. Notre obsession, c'est comment on va distribuer la souveraineté à tout corps vivant. C'est ça la question, pas la police du sexe et du genre pour savoir qui est une femme ou un homme.
- "Nous sommes la révolution qui a lieu", affirmes-tu dans ton manifeste, mais aussi dans ton récent documentaire, Orlando, ma biographie politique. Il faut donc créer des alliances entre les corps ?
Les alliances, c'est encore très binaire ; et quand on dit pluralité, c'est encore selon cette idée qu'on ajoute des différences. Je pense plutôt coopération politique, usage coopératif des corps. Qu'est-ce qu'il se passe quand je me mets à fonctionner de manière non-normative ? Dans la sexualité, c'est capital parce que toutes celles qui sont non-normatives ont des usages dissidents des organes. Toute la folie du XIXe siècle autour de l'homosexualité, c'est en raison des organes qui se mettent en coopération créatrice non-reproductive. Et ça, c'est insupportable pour le système.
- Ce système, c'est quoi ? Le patriarcat ?
Je pense que ce qu'il se passe maintenant, c'est une espèce de détour autoritaire du capitalisme. Il est important de le placer dans un contexte plus large, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et notre présent, qui est tout simplement le moment le plus fort de décolonisation, de critique de l'économie politique du patriarcat et de critique de l'hétérosexualité comme un régime normatif. C'est une guerre de certains corps pour maintenir leur souveraineté et leur capacité de définir d'autres corps comme des corps non-souverains. C'est en pensant ainsi que l'on pourrait selon moi arriver à construire cette transversale vraiment très large des corps, une transversale non-identitaire.
Au-delà de l'instrumentalisation politique, ce qui est fascinant, c'est que Trump est finalement en train de nous répondre directement : il répond à une redéfinition radicale du corps et de la sexualité qui est à l'œuvre dans les mouvements féministes, queers et trans. Puisque nous les trans, ne l'oublions pas, avons été construits comme un freak show. On est des corps à la fois impossibles, dénigrés et subalternisés, mais aussi désirés, imaginés et sur-érotisés. Le populisme s'alimente du corps trans comme il s'alimente du corps migrant, parce que ces corps qui sont les plus interdits révèlent les dispositifs mêmes de l'économie politique.
Crédit photo : Marie Rouge / Getty Images