L'eurodéputé Raphaël Glucksmann (Place publique) analyse pour têtu· la situation de l'Union européenne, minée de l'intérieur par des pouvoirs réactionnaires au premier rang desquels celui de Viktor Orbán, en Hongrie, qui a interdit la Pride de Budapest, à laquelle lui se rendra ce samedi en soutien.
Interview : Nicolas Scheffer et Eloïse Peslin
Ne cherchez pas Raphaël Glucksmann à la marche des Fiertés de Paris cette année : ce samedi 28 juin, l'eurodéputé sera à Budapest, en soutien à la Pride interdite par le régime de Viktor Orbán. Pour le fondateur du parti de gauche Place publique, qui prépare sa candidature à l'élection présidentielle de 2027, cette nouvelle étape de l'instauration d'une LGBTphobie d'État en Hongrie, pays membre de l'Union européenne (UE), est une ligne rouge qui ne peut être franchie impunément. Au-delà des changements institutionnels, il appelle la Commission de Bruxelles et les chefs d'État à un "isolement visible" de la Hongrie, passant par son exclusion du Conseil de l'Union européenne, sans quoi "l'UE va être démantelée de l'intérieur par faiblesse". Entretien.
- Le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, a fait voter dans son pays l'interdiction de toute Pride LGBT : n'est-ce pas un échec de l'Union européenne, incapable de faire respecter ses valeurs par un État membre ?
C'est un immense échec pour l'Union européenne à faire respecter les principes de base de la construction européenne et, encore plus, à empêcher que s'installe sur le sol européen des discriminations d'État, à empêcher que la haine, la xénophobie et la LGBTQphobie deviennent des politiques de gouvernement. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, devrait être avec nous à Budapest, comme tous les dirigeants politiques européens attachés aux droits et aux libertés. Il faut marquer un stop à Viktor Orbán et à la vague régressive qui menace de submerger nos démocraties. Nous ne devons plus rien céder, et devenir des démocrates de combat.
- La Commission européenne a gelé plus de 18 milliards d'euros de fonds destinés à Budapest, lancé une procédure judiciaire contre la Hongrie... Que peut-elle faire de plus ?
Au-delà de l'aspect politique qui compte beaucoup, nous devons constater que nous manquons de leviers institutionnels suffisants pour faire respecter les libertés au sein de l’Union. À court terme, nous devons aller plus loin en termes financiers et, ensuite, sanctionner la Hongrie par un isolement visible : le Conseil de l'UE doit arrêter de flirter avec Viktor Orbán et avancer sérieusement dans la procédure de l'article 7 [laquelle peut aboutir à retirer à un pays sa voix au Conseil de l'UE], sinon nous légitimons son idéologie poutino-trumpiste et sa destruction méthodique de l’État de droit. Au moment où il faudrait se structurer pour défendre l'Europe, nos démocraties et nos libertés, des gouvernements à l'intérieur même du système européen ont une capacité de blocage.
- Pour bloquer la Hongrie au Conseil de l'UE, il faut l'unanimité des autres États, or la Hongrie a des alliés parmi les États membres. Comment sortir de cette impasse ?
Nous devons aller jusqu'au vote des États, pour mettre les gouvernants devant leurs responsabilités : savoir qui considère qu'interdire une Pride, s'attaquer aux universités ou aux ONG n'est pas un problème majeur qui devrait entraîner la suspension du droit de vote du gouvernement hongrois. L'Europe est dans un entre-deux où les accords entre chefs de gouvernement priment sur l'intérêt général européen.
- Les traités européens ne prévoient pas la possibilité d'exclure un pays, mais faudrait-il en arriver là ?
Si le gouvernement continue dans son projet poutinien de destruction de la démocratie, il faudrait en effet pouvoir aboutir à une exclusion. Mais d'abord nous devons lui retirer son droit de vote au Conseil de l'UE, conformément aux traités, et c'est une étape que l'on n'arrive pas encore à atteindre. Par faiblesse, par manque de courage de nos dirigeants. À force, c'est tout le projet européen qui risque d’être démantelé de l'intérieur si on ne réagit pas fermement.
- Le risque n'est-il pas d'alimenter en Hongrie le sentiment anti-Europe qu'attise déjà Viktor Orbán ?
Je pense justement le contraire. C'est parce que l'Europe ne s'assume pas, qu'elle fait constamment preuve d'impuissance et de faiblesse, qu'un sentiment anti-européen se développe. Quand elle fait preuve de son efficacité, comme sur l’euro ou la mutualisation des dettes après la pandémie, les citoyens adhérent. Les gens seront rassurés d'avoir une Europe capable de protéger leurs droits, les intérêts économiques de leurs entreprises, leurs pays. C'est en n'assumant pas la construction politique de l'Europe qu'on favorise l'explosion des nationalismes.
"Nos adversaires sont en train de gagner parce qu'ils sont davantage volontaristes et que nous combattons à reculons."
- Mais les citoyens se montrent défavorables à une UE qui aurait plus de contrôle sur les États, c'était notamment le sens du non français au référendum de 2005 !
Ce traité n’était ni clair, ni assumé politiquement par ses défenseurs. Le camp pro-européen a refusé, par un conformisme bourgeois, de mener véritablement le combat. Nous sommes engagés dans une bataille idéologique et culturelle que nos adversaires sont en train de gagner parce qu'ils sont davantage volontaristes et que nous combattons à reculons. Les nationalistes sont en bleu de chauffe et les défenseurs de l'Europe semblent se tortiller dans des draps en soie…
- La gauche n'est pas toujours au rendez-vous sur les sujets LGBT : on le voit actuellement au Royaume-Uni, en Espagne, en Allemagne, en Slovaquie, en Roumanie…
Être de gauche n'est pas un totem en soi : il y a des gens de gauche, et même des partis de gauche, profondément réactionnaires. Le cas de l'Allemande Sahra Wagenknecht est éloquent [venue de Die Linke, l'équivalent de La France insoumise, elle tient des positions transphobes], avec ce mariage entre politique économique très à gauche et nationalisme réactionnaire, mais il n'est pas isolé. La Roumanie est un autre exemple, ou la Slovaquie du meilleur ami d'Orbán, Robert Fico, qui vient de la gauche et gouverne à l’extrême droite. Je pourrais continuer… Vous savez, si les forces réactionnaires remportent aujourd'hui la bataille culturelle, ce n'est pas seulement grâce au soutien de milliardaires, mais parce qu'elles ont pour porter leurs idées une passion et une force de conviction qui nous manquent pour défendre les nôtres. Or, il n'y a aucune raison à ce que le projet réactionnaire soit plus séduisant que la construction européenne et la conquête de nouveaux droits.
- Vous faites la proposition d'un Smic à 1.600 euros dans les deux ans après votre accession au pouvoir… N'est-ce pas une proposition trop tiède pour ramener les électeurs de la gauche passés au Rassemblement national ?
Le travail et les travailleurs seront le cœur du projet de Place Publique, dont l'augmentation du Smic ne sera pas la mesure la plus importante. Certains travaillent comme des chiens et n'ont même pas le Smic, notamment les agriculteurs, et d'autres ont un salaire tout juste au-dessus et doivent aussi être augmentés. Pour répondre à la colère légitime des actifs, il faut que les fiches de paie augmentent. Nous sommes passés d'une société de travailleurs à une société de rentiers ou d'héritiers : c'est cela, qu’il faut inverser. Un cadre supérieur retraité est mieux traité en France que partout en Europe, mais à l'inverse un enseignant ou une aide-soignante en France sont les plus maltraités d'Europe. Voilà ce que nous devons changer si nous voulons sauver la démocratie de la vague populiste actuelle. Crier "No passaran !" en levant le poing ne suffira pas, il faudra renouer avec la promesse centrale des démocraties à leur classe moyenne, celle d'améliorer leur existence par leur travail.
Crédit photo : Thomas Samson / AFP