Réalisé par André Téchiné en 1994, Les Roseaux sauvages n'a pas pris une ride. De retour en salles, le film explore avec modernité les désirs naissants de quatre adolescents à la veille de passer leur bac.
Il est régulièrement cité dans têtu·, au point que ce soit devenu une blague entre nous. Est-il possible de faire un numéro sans parler d'une façon ou d'une autre des Roseaux sauvages, récit adolescent réalisé en 1994 par André Téchiné ? À notre décharge, le film a participé à lancer la carrière de Stéphane Rideau, qui s'est ensuite illustré aux côtés de Sébastien Lifshitz ou encore de François Ozon, mais aussi du comédien et réalisateur Gaël Morel (une des principales figures de la vague du cinéma gay des années 2000) et d'Élodie Bouchez, à l'affiche cette année d'Enzo, de Robin Campillo. Cette dernière a d'ailleurs reçu il y a tout juste trente ans, en 1995, le César du Meilleur espoir féminin, le prix venant s'ajouter à celui du Meilleur scénario, du Meilleur réalisateur et du Meilleur film.
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Mais si ce récit initiatique est aujourd'hui à ce point incontournable, c'est qu'il illustre la fluidité et la complexité du désir dès le milieu des années 1990, bien avant qu'on en fasse une particularité de la Gen Z. Alors que la petite bande d'ados formée par Henri, Serge, François et Maïté s'apprêtent à passer le bac et à quitter l'internat, ses membres sont traversés par des désirs qui les obligent à se confronter les uns avec les autres.
Les vidanges de l'amour
Ainsi les garçons se branlent ensemble, font l'amour ou se provoquent. "Courage mon vieux, si tu veux me sucer vas-y, ça ne me dérange pas", lance Henri à François qui s'approche de son lit en pleine nuit. Ce dernier, alter ego du réalisateur, qui passa lui aussi par la case internat, comprend que son désir l'attire inexorablement du côté des hommes. "Je suis pédé", se répète-t-il face à un miroir dans une des scènes cultes du film.
Au centre de ces désirs masculins en ébullition, Maïté, la petite amie de François. La jeune femme attire Serge ("Quand tu me regardes, j'ai l'impression de voir ta tête entre mes jambes"), est courtisée par Henri et craint de se détacher de son amoureux. "Je t'aime François, car tu ne seras jamais un ennemi pour moi quoique tu fasses", lui dit-elle après le coming out du jeune homme. Elle aussi sent le monde trembler sous ses pieds, et le désir l'éloigner inexorablement de l'enfance. Tous approchent d'un point de bascule, qu'il s'agisse de leur sexualité ou de leur avenir. De l'aveu d'André Téchiné, les comédiens ont pu improviser et participer à la conception de leur personnage. En résulte l'expression de sentiments complexes, de contradictions internes interprétées avec naturel, loin des figures archétypales de certains personnages d'adolescents.
La guerre d'Algérie
Mais Les Roseaux sauvages ont à l'origine été pensés par le réalisateur comme un film sur la Guerre d'Algérie. Rien d'étonnant quand on sait qu'André Téchiné a souvent évoqué les conflits armés dans son cinéma : la Première Guerre mondiale dans Nos années folles, la Seconde dans Les Égarés, la guerre au Mali dans Les Âmes soeurs… Si le film semble prendre le parti de l'indépendance du pays à travers les personnages du frère, militaire, de Serge, de Maïté et de sa mère, professeure communiste, il met également en scène un jeune pied-noir, Henri, qui vit très mal son arrivée en métropole. En abordant les difficultés rencontrées par la mère du garçon, qui s'est installée à Marseille où elle vit dans la précarité, André Téchiné donne au spectateur des éléments pour expliquer le mal-être du lycéen, et la radicalité de ses positions politiques.
En explorant les zones grises du désir et de la vie, le réalisateur dépeint avec finesse une époque fortement inspirée de sa propre adolescence, et probablement partagée par bien d'autres : "Ce qui se passait dans les dortoirs que j'ai connus, je ne peux pas imaginer une seconde que c'était une exception."
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Crédit photo : Solaris distribution