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livreFrançois Reynaert nous plonge dans l'histoire gay méconnue d'un "héros, traître et sodomite"

Par Stéphanie Gatignol le 09/09/2021
françois reynaert

Dans son livre Roger, héros, traître et sodomite, François Reynaert met en lumière un héros irlandais pendu pour trahison par les Anglais en 1916. Et sali, lors de son procès, par la divulgation de ses carnets intimes.

François Reynaert a passé trois ans à explorer la vie de Roger Casement (1864-1916), ses méandres impétueux et ses jungles secrètes. Il fallait bien cela. Les Français qui, pour la plupart, ignorent tout ou presque du personnage, découvriront un destin à la confluence des grandes problématiques qui agitent le XXIe siècle : les exactions du colonialisme, l’appartenance nationale ou les discriminations liées à l’orientation sexuelle. Une existence romanesque, imprévisible et tragique, dans laquelle les fidélités contradictoires s’emboîtent comme des poupées russes. Et qui brûle de désirs ardents pour les corps masculins…

Pour baliser son itinéraire foisonnant, quelques dates. 1913 : Roger Casement est au sommet de sa carrière. Consul britannique au Brésil, il vient de livrer au Parlement un rapport sur le sort infligé aux Indiens du Putumayo par la barbarie des caoutchoutiers. Là-bas, au cœur de l’Amazonie, le diplomate a enquêté, écouté, consigné une litanie d’horreurs comme il l’avait déjà fait, autrefois, dans le Congo du roi Léopold II de Belgique. En Amérique latine et en Afrique noire, le système d’exploitation des lianes juteuses s’est mué en machine de mort : il n’aura de cesse de le dénoncer. De ses deux voyages au cœur des ténèbres, le protestant est revenu en héros. C’est une gloire britannique anoblie par George V, une figure de courage considérée comme l’un des pères de l’engagement humanitaire. Qui pourrait, alors, imaginer que trois ans plus tard, en 1916, les Anglais pendraient Sir Roger Casement au bout d’une corde ?

Le venin de la rumeur

Le hic, c’est qu’en même temps qu’il servait la couronne, le consul né à Dublin s’est peu à peu mué en farouche militant de l’indépendance irlandaise. À l’automne 1914, le voilà donc à Berlin dont il espère obtenir une aide militaire. En pleine Première Guerre mondiale, il est passé à l’ennemi ! Londres ne pardonnera pas. En 1916, capturé sur une plage au sortir d’un submersible allemand, l’ancien chevalier de sa Majesté se retrouve donc dans le box des accusés, au cœur d’un procès en haute trahison et promis à la peine capitale. Mais, des intellectuels de gauche à la communauté irlandaise aux États-Unis qui lui est majoritairement favorable, le félon conserve d’actifs soutiens, dont celui de l’écrivain Arthur Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes. Il faut à tout prix éviter que l’opinion internationale ne demande sa grâce… et pour cela, Scotland Yard a une arme létale dans sa manche : le venin de la rumeur. 

Dans un appartement que l’accusé louait à Londres, les policiers ont fait une prise. Cinq carnets intimes – quatre agendas, un livre de comptes – noircis de petites notes presque télégraphiques. Roger Casement y répertorie ses étreintes avec des hommes. Ramon, Millar, Gabriel, Mario etc, etc. Du Congo à Rio, ils sont des centaines, dont la plupart ont entre 18 et 20 ans, parfois moins. Le consommateur est compulsif. Et obsédé par le sexe de ses partenaires dont il décrit la forme, consigne la taille. La stratégie des services secrets face à ces découvertes ? Diffuser leur contenu en douce à tout ce que le pays compte d’influenceurs : ministres, politiques, journalistes, archevêque de Canterbury, ambassadeur américain à Londres et même, le roi. Objectif : leur montrer comment le plus vertueux des serviteurs de l’empire cédait outrageusement à celui des sens, et dissuader toute velléité de soutenir un type aux mœurs aussi viles. 

"Pour des tas de nationalistes irlandais, il est juste insupportable d’imaginer que leur héros absolu ait pu être homosexuel."

Dans l’Angleterre du début du XXe siècle, la sodomie est un crime puni par la loi. L’écrivain Oscar Wilde, condamné à deux ans de travaux forcés en 1895, en a fait les frais. « C’est un monde très schizophrène, relève François Reynaert. Il y existe, alors, de nombreuses figures britanniques dont on sait qu’elles sont homosexuelles. Dans les années 1900-1910, le Bloomsbury group, le plus important des cénacles intellectuels, professe une liberté sexuelle absolue. Outre Virginia Woolf, on y trouve John Maynard Keynes, qui deviendra l’économiste le plus célèbre du siècle et qui couche avec tous ses copains étudiants d’Oxford ! » Interdite, l’homosexualité est pratiquée, mais mieux vaut qu’elle ne s’ébruite pas, sous peine de finir au tribunal.  

Connus sous le nom de Black Diaries, les fameux carnets ont servi à distiller le poison. Ils ont aussi fait couler beaucoup d’encre. Car, depuis des décennies, des voix les remettent en cause : ils auraient été montés de toutes pièces pour fabriquer à Casement un double abject. Dans la guerre de tranchées qui oppose « authentistes » et « faussairistes », François Reynaert se positionne clairement. « Des tas d’études concluent qu’ils sont de la main de Casement », assure-t-il, mais d’autres considérations que la recherche de la vérité dicteraient un entêtement qu’il juge irrationnel. « Pour des tas de nationalistes irlandais depuis les années 20, il est juste insupportable d’imaginer que leur héros absolu ait pu être homosexuel. » 

"Terrible maladie" et fantasmes intemporels

Parmi les arguments des tenants d’une machination, il y a cette réaction ambiguë de Casement après le suicide du général Mac Donald. En 1902, le plus haut gradé de Ceylan est surpris en train de se livrer à des jeux de masturbation avec des adolescents. Lorsque le scandale éclate dans la presse, le militaire, héros de nombreuses campagnes coloniales, met fin à ses jours. Pour son Ecosse natale, la disparition de cet homme immensément populaire est un choc. Pour Casement aussi, mais sa façon d’évoquer l’homosexualité de Mac Donald et « cette affaire des plus pénibles » dans ses carnets est plus élaborée. « Elle devrait faire réfléchir à de meilleurs moyens que la criminalisation pour guérir cette terrible maladie », écrit-il. Si le diariste n’est pas gay, pourquoi cette distanciation ?

« Dans les sociétés où l’homosexualité était interdite, il pouvait y avoir une très forte dissociation entre ce que certains donnaient à voir d’eux le jour, et le soir où ils pouvaient s’envoyer la moitié du jardin public, estime François Reynaert. Les homos honteux existent toujours. Combien de fois a-t-on retrouvé des politiciens américains parmi les plus vipérins dans un motel avec un prostitué ? » La fringale sexuelle de Casement a, elle aussi, servi à appuyer la thèse du faux. Comment croire qu’un individu puisse se prévaloir de cinq amants dans une seule matinée ?  « Tous ceux qui ont fréquenté les saunas, les sex-clubs, savent bien que c’est possible. Quand j’écrivais, je lisais en parallèle Le Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui. L’auteur, Arthur Dreyfus, a 35 ans et il n’est pas rare qu’il couche avec trois garçons dans le même après-midi.» 

"Cette permanence crée une fraternité au-dessus des temps, à un siècle de distance."

Utilisés pour détruire, déclassifiés depuis les années 1990, les fameux carnets noirs demeurent des documents exceptionnels sur la vie sexuelle du début du XXe siècle. Bien d’autres parlent d’homosexualité à l’époque ; certains célèbres, notamment Proust, « mais, là, c’est très brutal, très concret », décrypte François Reynaert. Homosexuel lui-même, l’écrivain a été frappé par la continuité des habitudes. D’un siècle à l’autre, ce sont les mêmes parcs, les mêmes petites forêts à l’écart des villes, les mêmes dunes derrière la plage. « On va roder, on allume une cigarette et on va baiser dix minutes plus tard… L’homosexualité se pratique encore de cette façon pour beaucoup de gens, même si les réseaux sociaux font que ça passe par une appli. » Troublante aussi, cette proximité entre les désirs de Casement et ceux d’aujourd’hui. « Il aime les jeunes types bien bâtis, un peu musclés, un peu mauvais garçons, c’est un fantasme homo classique. Ces garçons qu’il désire, je pense que je les désirerais aussi si je les croisais. Cette permanence crée une fraternité au-dessus des temps, à un siècle de distance.»

Pédophilie d'époque vs "courage extraordinaire"

Au fil des chapitres, une constatation choquera. Parmi ceux qu’il rencontre, Roger Casement mentionne des très jeunes garçons : l’un d’eux dépasse à peine 11 ans. « On touche à un grand tabou mais, lui, ne le pose pas comme tel, analyse François Reynaert. Il se sait dans le cadre de l’interdit et il ne songe pas à y placer un interdit supplémentaire. Nous, nous avons compris que la sexualité avec un adulte était ravageuse pour un enfant, qu’elle pouvait le détruire. Nous considérons, de manière évidemment judicieuse, qu’il y a une grande différence entre ses partenaires : celle du consentement entre personnes majeures. En ce temps-là, ce n’était pas dans les têtes. Quand des fonctionnaires arrivaient dans le Congo de Léopold II, ils achetaient des compagnes pour leur faire la cuisine. Ces 'ménagères', qu’ils prenaient à 12 ou 13 ans, dormaient dans leur lit le soir... C’était une autre époque, qu’on ne doit clairement pas regretter ! » 

Autre observation : presque toutes les relations du consul sont tarifées. Et une question de tarauder le lecteur : le pourfendeur des horreurs coloniales pouvait-il prétendre œuvrer pour le bien-être des populations locales tout en les payant pour des rapports sexuels, en exploitant potentiellement leur misère ? « Casement pratique le sexe tarifé parce que tout le monde le pratique. Dans une société aux rapports de classe très marqués, quand un monsieur couche avec un homme ou une femme plus jeune, il paye. Cette espèce de norme sociale vaut pour lui au Congo ou au Brésil, comme pour un hétérosexuel en Angleterre. Au début du XXe siècle, dans l’argot anglais, ce qu’on appelle un 'plan' de nos jours est désigné par le mot 'trade', qui se traduit par commerce. Et il est entendu qu’il faudra lui donner un billet. » 

"Il était constamment hanté, travaillé par le désir et cette dimension me le rend très humain.»

L’écrivain constate que dans les biographies traditionnelles qui lui sont consacrées, la sexualité de Casement est tantôt écartée, tantôt esquivée. Ceux qui tiennent ses carnets pour faux la nient ; d’autres, « probablement hétéros », l’abordent avec des pincettes, entre pudeur et gêne, se privant de s’interroger sur la manière dont les désirs d’un individu peuvent rejaillir sur son action publique. Appartenir à une communauté qui subissait l’opprobre et la haine a-t-il rendu le représentant du Foreign Office plus sensible à la condition de ceux que l’on tyrannisait dans les colonies ? « J’adorerais cette idée, mais il n’a jamais fait le lien entre les deux et il existe beaucoup de contre-exemples à un tel schéma. Prenez l’haïssable Lord Alfred Douglas, l’amant d’Oscar Wilde qui a causé sa perte. Il est devenu un homme d’extrême droite, antisémite, qui témoignait dans les procès pour homosexualité en parlant de vice et d’abomination. C’est un être que sa propre sexualité a poussé à devenir détestable. » 

Si le récit de Reynaert laisse transparaître une évidente sympathie pour Casement, il n’occulte ni ses faiblesses, ni ses égarements. Le regard que l’Irlandais porte sur l’Allemagne entre 1914 et 1916, est celui d’un militant tellement exalté par sa cause qu’il en perd le sens commun. Mais François Reynaert reconnaît avoir été ému par la personnalité de son sujet, « un héros doux, pas bravache, qui, sans faire de moulinets, a déployé un courage extraordinaire ». Qu’il ne soit pas le saint voulu par ses adorateurs n'enlève rien à ses yeux, au contraire. « Il était constamment hanté, travaillé par le désir et cette dimension me le rend très humain.» 

Ce qu'on doit à Roger Casement

Sur la fin tragique du diplomate, le livre révèle le pire. La réputation de Casement a été salie de son vivant ; son corps fut aussi outragé post-mortem. Au médecin légiste appelé à constater son décès après sa pendaison, les Anglais demandèrent de vérifier ce qu’avaient révélé ses carnets sur son orientation sexuelle. Après cette abjection, la dépouille fut jetée dans une fosse commune et recouverte de chaux vive. En 1965, près d’un demi-siècle après l’exécution de son martyr, l’Irlande a obtenu le rapatriement de ses cendres. Sa tombe se trouve dans l’immense cimetière de Gasnevin à Dublin, où reposent les gloires nationales.

Là-bas, l’auteur a constaté combien l’île avait cheminé en un siècle, s’affranchissant de ses vieux préjugés pour devenir « incroyablement gay-friendly ». Il en veut pour preuve ces nombreux ouvrages qui parlent de Casement en mentionnant son homosexualité ; même des livres pour enfants « osent » raconter qu’il aimait les hommes. Sans le préméditer, l’indépendantiste a fait voler en éclat les rejets de son époque. « Elle pensait qu’un homosexuel était forcément un lâche dépourvu de conscience, entièrement pris par son vice. Lui, a prouvé le contraire. Il a démontré qu’on pouvait baiser avec des beaux garçons vigoureux, et être d’un courage éblouissant ! »

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> Roger, héros, traître et sodomite. François Reynaert, Fayard, 339 pages, 22 €