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cinémaCourt-métrage d'Almodóvar : avant "Strange Way of Life", avez-vous vu "La Voix humaine" ?

Par Morgan Crochet le 12/04/2023
Tilda Swinton dans "La Voix humaine", court-métrage de Pedro Almodovar adapté de Cocteau

[Article à retrouver dans votre têtu· du printemps] En attendant que Pedro Almodóvar présente son nouveau court-métrage, Strange Way of Life, en avant-première mondiale au Festival de Cannes 2023 en présence d'Ethan Hawke et de Pedro Pascal, vous pouvez voir en streaming La Voix humaine, son précédent court sorti injustement inaperçu en 2021 : Tilda Swinton est hypnotique dans cette adaptation d'une pièce de Jean Cocteau, dont on commémore cette année les 60 ans de la disparition.

Sorti en France en 2021, La Voix humaine, court-métrage de Pedro Almodóvar adapté d’une pièce de Jean Cocteau, nous plonge dans l’incandescence de la perte amoureuse. La première fois que le réalisateur espagnol a fait référence à cette pièce en un acte, monologue déchirant d’une âme brisée créé à la Comédie française en 1930, c’était en 1987, dans la Loi du désir ; il s’en est ensuite inspiré pour Femmes au bord de la crise de nerfs, long-métrage de 1988. Avec La Voix humaine, son premier film en anglais, il revient au format court. Avant lui, Roberto Rossellini, avec L’Amore, ou encore Simone Signoret avaient transposé la pièce de l’écrivain-poète-cinéaste.

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Pour sa Voix humaine, disponible en streaming sur Canal+, Almodóvar a choisi l’Écossaise Tilda Swinton, laquelle fit ses débuts en 1986 dans le Caravaggio devenu mythique de Derek Jarman, réalisateur queer britannique mort du sida en 1994. Le spectateur, dès la première scène, la découvre vêtue d’une robe Balenciaga rouge, évoluant dans un hangar gigantesque qui a tout d’un décor d’opéra. Le lieu est en réalité un studio de cinéma, écrin du drame au quatrième mur éclaté qui s’apprête à se jouer, banal, universel et tragique : l’histoire d’une femme, actrice diaphane vieillissante qu’on apprécie désormais pour son “mélange de folie et de mélancolie”, quittée après quatre ans de relation, sans nouvelles depuis trois jours de la personne qu’elle aime, qui ne l’aime plus, dont elle a fait les valises, et avec qui elle va avoir une dernière conversation téléphonique. Sur différents thèmes d’Alberto Iglesias, compositeur phare d’Almodóvar depuis La Fleur de mon secret, en 1995, se succèdent alors tous les états amoureux de la douleur, que la femme, blessée, creuse avec un courage de démente, passant de la légèreté et des résolutions inutiles aux délires, aux menaces, puis d’une vaine tentative pour redorer son image aux constats d’impuissance et d’échec, au pardon, aux excuses, aux tentatives de culpabilisation, au chantage, au drama… jusqu’aux aveux, derniers éclats de vérité avant l’embrasement final.

Almodóvar X Cocteau

Si le réalisateur espagnol a pris quelques libertés avec l’œuvre de Cocteau –  dont on commémore cette année les soixante ans de la disparition –, c’est parce qu’il lui fait évidemment porter une symbolique plus grande, notamment au travers de la mise en scène et de son choix de mise en abyme. L’héroïne-actrice est tout aussi prisonnière de sa douleur que de son appartement factice, sans plafond, dont les tiroirs ne s’ouvrent pas, perdu dans un studio plongé dans les ténèbres où elle semble se perdre comme en elle-même… jusqu’à ce qu’elle y mette le feu, jusqu’à ce qu’interviennent les pompiers, jusqu’à ce qu’elle rejoigne la ville, le réel, le jour. Car si l’héroïne de Cocteau finit par s’allonger, le cordon du téléphone enroulé autour du cou, celle d’Almodóvar fait le choix de vider un bidon d’essence sur le décor de sa vie passée, enjoignant son interlocuteur à l’autre bout du fil, où qu’il soit, à regarder en direction de l’appartement, rapidement consumé par les flammes.

Une façon radicale pour le réalisateur, dont les personnages sont souvent hantés par leur passé, de proposer à son héroïne un nouveau départ, une seconde chance loin de lui, de ses obsessions, du cinéma, en compagnie de Dash, le border collie de l’être cher, qui se couche dans la porcelaine brisée comme pour en recoller les morceaux, qui la réveille de son sommeil macabre après une tentative de suicide, et dont la situation semble si proche de la sienne : “Il passe sa journée à te chercher, dit-elle à son interlocuteur. Il sait ce qui se passe, mais ne le comprend pas. Comment pourrait-il comprendre ? Non, tu dois l’emmener, sinon il va être très malheureux. Il l’est déjà. Tu lui manques tellement.”

C’est finalement à lui que le personnage interprété par Tilda Swinton consacre ses dernières paroles, et les premières de sa nouvelle vie – “Dash, je dois te parler. Maintenant, c’est moi ta maîtresse. Autant que tu te fasses à l’idée que nous allons passer ce deuil ensemble” –, semblant un instant faire basculer La Voix humaine d’Almodóvar du côté d’Adieu au langage de Godard, où l’on peut entendre : “Le chien est le seul être sur Terre qui vous aime plus qu’il ne s’aime lui-même.” Et c’est de cet amour que l’héroïne a désormais besoin. D’une voie animale. Un délicat manifeste pour nos espèces compagnes. ·

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>> [Vidéo] Bande-annonce de La Voix humaine :

Crédit photo : Iglesias Mas