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cinéma"Homosexuel, j'ai dû prouver que j'étais un homme" : rencontre avec Pedro Almodóvar

Par Franck Finance-Madureira le 19/01/2022
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Le cinéaste espagnol, qui avec Madres Paralelas a signé un grand film de réconciliation, revient dans le dernier numéro de TÊTU sur sa jeunesse, sa carrière, mais aussi sur sa vision du monde, s'intéressant par exemple à la nouvelle génération qui remet en cause la binarité imposée. Entretien.

Pedro Almodóvar a toujours un temps d’avance sur la société. Il nous reçoit dans son bureau, à Madrid, pour évoquer les évolutions de l’époque, mais aussi son enfance et son homosexualité. De ses débuts provocateurs, à la fin des années 1970, à sa popularité mondiale, le cinéaste espagnol a toujours conservé son éthique de travail et son regard personnel, introspectif et subversif sur le monde. Madres Paralelas, son nouveau film, ne fait pas exception et porte, dans un mélodrame moderne, les thèmes de la réconciliation et de l’identité, à travers le destin de deux femmes, Janis et Ana.

>> Cette interview est à lire dans le numéro d'hiver de TÊTU en kiosque

Madres Paralelas est votre 22e film. Comment arrivez-vous à rester subversif tout en étant devenu mainstream ?

Pedro Almodóvar : En réalité, je continue à faire du cinéma d’auteur, j’ai juste la chance qu’il intéresse massivement les gens ! Le cinéma est pour moi une vocation, une réelle passion. Si un jour ce que je raconte n’intéresse plus le public, alors je devrai affronter cela. Mais j’ai le sentiment que plus je suis authentique, plus mes films marchent ! Ça m’a finalement réussi d’être resté fidèle à moi-même ! Je n’ai jamais eu à renoncer à mon indépendance ou à ma liberté, et aujourd’hui le monde a évolué pour se rapprocher de ma façon de voir les choses, notamment sur les questions de genre et de sexualité. Tous ces sujets de société, je les ai toujours traités de façon naturelle.

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Le monde a changé, et vous tentez, à travers le personnage de Janis, interprété par Penélope Cruz, de réconcilier les générations...

Les générations actuelles, les plus jeunes, sont préoccupées par le changement climatique, par l’état du monde, par leur propre avenir, mais également par les questions de l’identité de genre, qui sont extrêmement importantes. Mais il est également nécessaire qu’elles puissent se réconcilier avec le passé de leur pays, avec le vécu de leurs grands-parents. Certains des problèmes des jeunes Espagnols trouvent leur origine dans la guerre civile (1936- 1939). Quand on aura ouvert toutes les fosses communes, notre pays pourra définitivement tourner la page.
Dans le film, je parle essentiellement de la réconciliation de deux générations, celle de Janis, qui a 40 ans, et celle d’Ana, qui en a 18. Et c’est bien sûr délibérément que je traite la relation de ces deux femmes en mettant en avant des types de famille différents. Ce sont des familles nouvelles, modernes, plus ouvertes que les familles traditionnelles qui se basaient sur la religion catholique.

Pourquoi ne jamais décrire Janis et Ana comme lesbiennes ?

C’était important pour moi de ne pas spécifier leur orientation sexuelle. On pourrait dire qu’elles sont bisexuelles, mais ce sont tout simplement des personnes qui tombent amoureuses et jouissent de leur sexualité en fonction des circonstances et des rencontres ! Il me semble qu’en Espagne, et je crois que c’est la même chose en France, les jeunes générations ne s’identifient plus aux rôles traditionnels du masculin et du féminin. D’ailleurs, beaucoup se définissent comme non-binaires. C’est extrêmement intéressant que ces jeunes ne veuillent pas adopter cette binarité imposée – qu’ils soient transgenres, ou non. Et ils en ont absolument le droit ! Alors qu’il y a encore quelques années ce débat n’existait pas, l’Espagne est sur le point d’adopter une loi facilitant le changement d’état civil pour les personnes transgenres, dès l’âge de 16 ans. Certains sont contre, même des gens de gauche, car ils estiment qu’à 16 ans on n’est pas assez mûr pour prendre cette décision importante. Moi je pense qu’on l’est, et que les personnes transgenres sont obligées de mûrir plus vite que les autres.

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Vous pensez que vos films ont aidé à nourrir ce débat ?

C’est vrai que, dans les années 1980, j’imposais ces sujets de façon tout à fait naturelle. Je crois qu’un cinéaste, un réalisateur, est comme un dieu ; il a le pouvoir d’imposer une réalité qui est la sienne, même si elle ne correspond pas à la réalité des autres. Dans mes films, les personnages homo- sexuels, trans et bisexuels, que j’ai beaucoup mis en scène, n’étaient pas vus au travers de leurs problèmes. Ils faisaient simplement partie de ma vie. On me dit souvent que j’ai été un pionnier parce que j’en parlais il y a quarante ans, mais, pour moi, c’était normal. En tant que réalisateur, je pouvais imposer cette normalité dans mes films. Je serais vraiment ravi d’avoir aidé à faire avancer les choses !

Dans Douleur et Gloire, votre précédent film, vous racontiez d’ailleurs la naissance du désir chez un enfant qui observe un maçon se doucher nu...

C’est presque mystique, car l’enfant s’évanouit face au premier homme nu qu’il voit. Cette scène indique son orientation sexuelle, mais il y a 1 000 autres façons de découvrir qu’on est homosexuel. Moi, je l’ai su dès l’âge de 9 ans. Mais, dans le film, l’enfant s’évanouit sans comprendre pourquoi. Il n’est pas conscient de ce qui lui arrive. Il y a une forme d’innocence, mais sa mère comprend tout de suite qui il va devenir. Le silence s’installe entre eux, dans leur relation, puis le fils part à Madrid après son bac. C’est très typique de la région de la Mancha, d’où je viens. Dans les familles, on ne parlait pas de sexualité ou d’orientation sexuelle. Cela aboutit à cette scène très dure dans laquelle la mère dit au personnage joué par Antonio Banderas qu’il n’a pas été un “bon fils”, lequel lui répond qu’il sait qu’il était regardé comme un être étrange.

Vous vous êtes inspiré de votre propre enfance ?

Ce n’est pas autobiographique, ce sont des séquences de fiction, mais, ce que cela raconte de mon enfance, c’est qu’on me regardait comme quelqu’un d’étrange, de différent. Je l’ai beaucoup ressenti à l’école, et il faut être fort pour résister, sinon ça peut avoir des conséquences très négatives sur la vie d’un individu. Moi, j’ai eu la chance d’être fort, d’y voir un défi à relever, et par mon comportement je faisais face à ces regards. Je suis contre la violence, mais j’ai dû me battre physiquement avec certains de mes camarades, car je devais leur prouver que j’étais un homme, comme eux, même si j’étais homosexuel.

Faire des films et imposer son propre regard sur le monde, c’est une façon de s’affirmer ?

Absolument ! Quand je suis arrivé à Madrid, je ressentais toujours ce regard, cette façon de me considérer comme différent. Puis j’ai commencé à faire du cinéma, et j’ai compris que c’était une façon de se battre. À l’école, certains m’aimaient beaucoup et me soutenaient de façon inconditionnelle face à ceux qui me détestaient et se moquaient de moi. Mais cette découverte du monde m’a bien fait comprendre que j’allais devoir me défendre. Et, dans ma carrière de cinéaste, ce fut la même chose : il y avait ceux qui me soutenaient, et il y avait les autres. Au début, le pu- blic était très divisé entre fans et grands détracteurs, notamment dans la presse espagnole. Puis, quand mes films, considérés comme du cinéma de niche, ont commencé à devenir plus populaires, cela a provoqué encore d’autres réactions hostiles. Moi je pensais vraiment qu’ils resteraient dans un circuit minoritaire d’art et d’essai, mais, à partir de Femmes au bord de la crise de nerfs, ils ont été montrés partout !

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Crédit photo : Nico Bustos