[Interview à retrouver dans votre magazine têtu· du printemps] Le chanteur anglais Benjamin Clementine n'oublie pas que Paris est la ville de ses premiers pas musicaux. C'est donc un arrêt obligé pour parler de son dernier album, Toxicaliphobia, qu'il a présenté à l'Olympia ce mardi 8 avril.
Il est sans doute le plus parisien des gentlemen britanniques. Benjamin Clementine, Londonien d'origine ghanéenne, a été découvert à Paris, à l'âge de 24 ans, alors qu'il jouait de sa voix soul sur la ligne 2 du métro. Douze ans plus tard, après avoir connu le succès – il a entre autres reçu le prestigieux Mercury Prize en 2015 pour son album At Least for Now –, il lâche le micro juste après avoir sorti Toxicaliphobia et lancé une tournée en Europe et aux États-Unis. Car à 36 ans, le théâtral Clementine compte maintenant faire un petit bout de chemin au cinéma.
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- À 16 ans vous avez quitté Londres pour vivre à Paris, seul. Qu'est-ce qui vous attirait ?
Je ne savais pas où j'allais, ni ce que j'allais faire à Paris. J'ai fait ce que je savais faire, il se trouve que c'était de la musique. Je connaissais Paris parce que j'avais lu Les Fleurs du mal de Baudelaire, j'aimais Debussy, Hemingway… J'avais pensé aussi à l'Allemagne, parce que je lisais Emmanuel Kant. J'étais fasciné par la manière dont ces hommes étaient illuminés d'idées qu'ils parvenaient à déployer. Normalement, vous devez trouver un moyen de gagner de l'argent, mais ces gens, ils avaient un temps infini pour réfléchir.
- L'arrivée à Paris ne vous a pas trop déçu, vous qui avez dû jouer dans les couloirs du métro pour gagner votre pain ?
Pas du tout, je ne pense pas qu'il y ait de différence entre cette réalité et mon fantasme. C'était en partie l'idée que je m'en faisais : une ville à nulle autre pareille, particulièrement cosmopolite… Quand je jouais dans le métro, j'ai beaucoup appris sur la manière dont les humains interagissent entre eux : il y a tous ceux qui veulent être dans leur bulle, et puis ceux qui s'arrêtent, même s'ils sont pressés, parce qu'en quelques notes vous avez réussi à leur parler.
- Paris reste pour vous la ville de votre succès ou de vos années de galère ?
Le succès facile, ça n'existe pas. Quand je dis que j'ai vécu la pauvreté, je parle de compter combien de temps je pouvais dormir sans manger. Mais c'était aussi bien plus simple à Paris parce qu'il y a une ouverture à l'art qui fait partie de la culture française. Honnêtement, je ne pense pas que je serais devant vous si je n'avais pas commencé dans cette ville, où j'ai trouvé des gens qui avaient l'audace d'offrir à un artiste sa première scène. Ma réussite a été un mélange de chance, d'efforts, de passion et de solitude à exprimer.
- Qu'est-ce que vous avez appris ici ?
L'humilité, en premier lieu. À Paris, si vous marchez depuis le 18ᵉ arrondissement jusque dans le 8ᵉ, vous voyez plein de communautés et de conditions de vie très différentes. Cela vous rappelle que vous ne devez rien prendre pour acquis. Ce n'est pas du tout la même chose à New York ou à Londres, où tout est énorme et où vous vous prenez facilement pour le roi du monde en haut de votre tour.
- Musicalement, vous vous revendiquez autodidacte. Qu'est-ce que cela vous apporte par rapport à une formation académique ?
Quand vous procédez à l'oreille, vous arrivez à capter des choses qui ne peuvent pas être transcrites sur une partition, vous développez un lien émotionnel à l'œuvre. De l'autre côté, apprendre comment arranger la musique rend le processus beaucoup plus simple, et vous aide à aller exactement où vous souhaitez. J'ai appris la théorie il y a tout juste sept ans afin d'écrire pour des films où c'était important de composer de façon professionnelle.
- Malheureusement, vos parents refusaient que vous fassiez du piano…
Vous savez, dans une diaspora, on attend des enfants qu'ils soient médecins, avocats, intellectuels… La génération de mes parents croyait que le poste le plus prestigieux, c'était celui de président ! Tout ce qui relevait d'une forme d'inspiration était inutile, n'était pas considéré comme du travail.
- Vous avez malgré tout découvert le piano enfant. C'est de là que vient votre passion pour Erik Satie ?
Lorsque vous écoutez Satie, cela paraît incroyablement simple alors que c'est une musique très sophistiquée. Il m'a appris à ne pas vouloir trop en faire pour m'exprimer. C'est comme quand vous écrivez un roman, vous n'avez pas besoin d'utiliser beaucoup de vocabulaire pour impressionner. Il faut aller droit au but et dire simplement ce que vous souhaitez exprimer. La musique, c'est un instantané qui vous touche sans intermédiation, avec une espèce de transcendance que d'autres formes artistiques n'arrivent pas à capturer immédiatement. C'est pour cela que c'est souvent très difficile de la catégoriser.
- Nombre d'artistes qui vous ont influencé sont queers – on pense avant tout à Anohni. Comment l'expliquez-vous ?
J'y vois une connexion, mais moins par le fait d'être queer que dans l'audace d'oser s'exprimer sans crainte. La liberté, ce n'est pas quelque chose qui s'acquiert en suppliant. Mais en osant exprimer ce que tu ressens, quoi qu'en pensent les autres – sans jamais être violent ou déshumanisant, cela va sans dire. La personne qui fait ça, je pense qu'elle est libre.
- Vous êtes hétéro, mais vous avez été harcelé à l'école parce qu'on vous jugeait efféminé. Comment avez-vous géré ces remarques homophobes ?
Je ne comprenais même pas les insultes, je ne me sentais pas vraiment visé lorsqu'on me disait pédé. Mais je n'ai pas vécu le même harcèlement que quelqu'un qui est gay : d'ailleurs, j'ai pu en parler avec mes parents, ce que les gamins dans le placard n'osent pas toujours faire. Mais il faut que les jeunes qui nous lisent sachent que ce harcèlement ne nous détruit pas forcément : ça a développé ma sensibilité et m'a renforcé. Par exemple, j'avais le sentiment d'avoir tellement subi que je n'avais pas peur d'aller à Paris tout seul. Les choses évoluent lentement, il faut espérer qu'elles continuent d'aller dans le bon sens.
- On vous a vu jouer dans Dune et dans Blitz. Une carrière de cinéma, ça vous tente ?
Je pense que Toxicaliphobia sera mon dernier album avant un bon moment. J'aime la musique, je jouerai encore, mais aujourd'hui je penche plutôt vers les films, et j'explore tous les types de rôles qui me parlent. Vous ne seriez pas aussi directeur de casting ?
Toxicaliphobia, de Benjamin Clementine. Déjà disponible. En concert ce mardi 8 avril à l'Olympia, à Paris.
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Crédit photo : Preserve Artists CMG