[Cet entretien est à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, disponible en kiosques ou sur abonnement] Le monde va mal. Heureusement Anohni, de passage en France en cette fin juin, nous apporte un peu de douceur, en attendant la chute du patriarcat.
Qui n’a jamais été salement largué ne peut connaître le réconfort que produit alors l’écoute d’Anohni and the Johnson – son album I Am a Bird Now devrait être remboursé par la Sécurité sociale. Avant d’être un remède, l’artiste new-yorkaise de 52 ans est avant tout une tessiture de voix, qui nous balade entre les gammes et les styles musicaux. Après avoir baigné dans la mélancolie, Anohni s’adonne en 2016 à l’électro-pop, dans un album magistralement politique envoyé à l’Amérique pré-Trump. Au mascu-populiste orangé, elle oppose la défense du matriarcat et un rapport animiste au monde. À l’été 2023, elle sort My Back Was a Bridge for you to Cross, un disque soul marqué par le sourire mélancolique de Marsha P. Johnson, un titre hommage à Lou Reed et un manifeste féministe intitulé “It Must Change”. En ce début d’été, les 26 et 27 juin, Anohni est de retour en France après sept ans d’absence, dans le cadre du festival Days Off à la Philharmonie de Paris. Accompagnée de sept musiciens, elle panse nos plaies infligées par un monde brutal et injuste.
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- Vous avez dédié votre dernier album à Marsha P. Johnson, icône trans des émeutes de Stonewall en 1969, qui a également donné son nom à votre groupe, Anohni and the Johnsons. Vous avez pu la rencontrer ?
Une fois, dans la rue. Je lui ai alors baisé la main en la remerciant, car je suis une fan. Les plus vieux dans la communauté m’avaient dit à quel point c’était une figure importante, respectée et même vénérée, presque une sainte. Elle avait une manière très spectrale et éthérée d’être gentille avec les gens. Son histoire est celle de la survie et de la solidarité : dans les années 1970, en tant que travailleuse du sexe, elle avait cofondé avec Sylvia Rivera le Street Transvestite Action Revolutionaries [une organisation de soutien aux personnes queers, entre autres, NDLR]. Elles avaient une vingtaine d'années et se démenaient pour aider des jeunes gays à la rue. Marsha P. Johnson est ma prophétesse, Jésus au féminin.
- Vous avez justement été élevée dans la foi catholique, avant de demander l’apostasie…
Cette religion est rongée par une sorte de maladie qui, à ce niveau, est irrécupérable. L’Église catholique a toujours voulu contrôler les corps trans et les corps des femmes. Ça fait des siècles qu'ils s’en prennent à nous, ils nous ont toujours voulu du mal : c'est l'essence même du patriarcat. Historiquement, l'Église catholique a dépouillé les cultures locales, les manières de rêver, le lien avec la Terre… Je pense, par exemple, aux premiers colons espagnols et anglais qui arrivent sur les côtes du Nord de l’Amérique et massacrent les Amérindiens. Le patriarcat mène à la solitude, car il croit à la transcendance après l’apocalypse, à l’ascension vers le paradis, un lieu de perfection statique à la droite du Père. C’est un lieu qui me semble répugnant, sans créations, sans couleurs, sans courbes, sans rêves.
- À l'inverse, vous considérez que les personnes trans incarnent une forme de spiritualité ?
Il y a quelque chose de très puissant dans le paradigme trans, notamment dans des sociétés qui nous veulent du mal, parce que la transidentité insiste, émerge de nouveau génération après génération, indépendamment de la manière dont c’est reçu par la famille, la communauté, l’Église ou l’État. Notre existence est une expression extrêmement puissante de la nature, parce que dans un environnement hostile qui veut notre mort, nos corps nous forcent littéralement à être qui nous sommes. Il y a quelque chose d’extrêmement beau dans l’instinct d’un enfant gay ou trans qui nage à contre-courant des intentions de ses propres parents. Cet instinct fait effraction, et ne peut être arrêté. Cette situation compliquée crée des personnes extrêmement belles.
- Il y a donc une spiritualité queer ?
Peut-être davantage féministe. Ce n’est évidemment pas une religion, mais il y a quelque chose de magnifique dans la manière dont les femmes se reconnaissent et se soudent. Par exemple, en Inde, les Hijras lacèrent de manière rituelle l’intérieur de leurs cuisses tous les mois pour être en empathie avec les autres femmes, en sacrifice pour la déesse de la féminité. En 2006, mon spectacle Turning dressait 13 portraits de femmes trans et cisgenres qui témoignaient d’expressions de féminité radicalement différentes. Le lien merveilleux qui unit ces formes de féminité est très puissant. Ce formidable pouvoir explique que des personnes cherchent à diviser les femmes entre cisgenres et trans afin de nous affaiblir.
- Vous dites que pour sauver la planète, nous devons nous affranchir du patriarcat. À quoi ressemblerait le matriarcat ?
À un monde où la majorité des gouvernements démocratiques seraient dirigés par des femmes, où la place que les hommes ont occupée pendant des millénaires serait désormais celle des femmes. Cela requiert un grand renversement et de l’humilité en tant qu’espèce pour reconnaître toutes les compétences sous-utilisées, qui sont pourtant notre seul espoir de former une relation durable avec la planète avant que le reste de la nature ne succombe.
- Comment le matriarcat pourrait-il sauver la planète ?
Il y a une chose que l’on n’a jamais essayée depuis des centaines d’années, c’est d’écouter la sagesse collective des femmes. On a préféré succomber aux aspirations morbides du patriarcat. Avant de mourir assassinée en 2007, Benazir Bhutto, qui a été deux fois Première ministre du Pakistan, alertait sur les dangers des fondamentalismes religieux qui prenaient de l’ampleur, et parlait de gouvernance liée à la sagesse féminine. C’est moins la gouvernance de femmes isolées – évidemment, quelqu’un comme Marine Le Pen ne va pas apporter la solution – que d'assemblées de femmes. C’est la seule solution qui a du sens pour moi.
- Vous avez commencé à jouer pendant la crise du sida à New York. Cela a-t-il influencé votre art ?
Le sida a montré que l’effondrement d’une communauté était tout à fait possible, qu’une grosse partie d’une génération pouvait mourir en une décennie.
- Vous pourriez vous présenter à une élection ?
Non, je suis une artiste, je serais inutile en politique. J’essaie d’incarner à travers ma voix des histoires pour ma communauté, de contrer des narratifs dans lesquels nous sommes habitués à nous noyer. Mon rôle, c’est d’envoyer une bouée de sauvetage à ceux qui en ont besoin. C’est comme ça qu’on crée des liens de solidarité, une communauté.
- Une forme de maternité ?
Dans mes rêveries et ma façon de penser, il s'agit d’une forme de maternité universelle qui englobe toutes les personnes qui ont vécu avant moi. C'est très important pour moi, notamment parce que j’ai trouvé asile auprès de ma famille choisie. Être LGBTQI+ oblige à élargir la notion de maternité au-delà de la mère, pour y inclure toute personne qui sait vous réconforter, vous voir tel que vous êtes véritablement, et vous encourager dans votre voie et non celle que l’on a conçue pour vous.
- Donc vous souhaitez bien nous materner ?
S’il reste un peu de bonté au sein de notre espèce, cela nous poussera à une plus grande empathie et à avoir un sens de la maternité à l’égard des autres manifestations de la nature. Le monde est brutal, violent, effrayant et déroutant, donc je pense que l’un de mes rôles en tant qu’artiste c’est d’offrir un asile pour les gens. En 2016, avec mon album Hopelessness, j’ai voulu confronter le système. Mais je me suis rendu compte que la plupart des gens qui m’écoutaient étaient d'accord avec moi, et que ce dont ils avaient besoin c’était de soutien pour agir. Donc j’essaie d’aider les gens à se sentir moins seuls dans leurs combats.
>> Anohni, en concert au festival Days Off à la Philharmonie de Paris, les 26 et 27 juin.
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Crédit photo : Anohni / Nomi Ruiz / Rebis Music