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portraitGénie lesbien : Anne-Laure Delatte, l'économiste qui compte à gauche

Par Nicolas Scheffer le 25/04/2025
L'économiste Anne-Laure Delatte.

[Rencontre à retrouver dans le magazine têtu· du printemps] Après avoir longuement étudié les grandes crises du capitalisme, l'économiste Anne-Laure Delatte aide la gauche à mettre à jour son programme.

Photographie Frankie & Nikki pour têtu·

Comment se passionne-t-on pour la fraude fiscale ? En grandissant dans les beaux quartiers parisiens ? En ayant un père qui vit avec son autre famille – la "légitime" – près de Naples, capitale de la Camorra, la mafia locale ? Avec de tels auspices, on ne s'étonne pas que les travaux de l'économiste Anne-Laure Delatte, 49 ans, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre du conseil général de la Banque de France, aient largement inspiré le programme économique du Nouveau Front populaire (NFP).

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En 1995, lorsqu'elle rejoint après le lycée l'École supérieure de commerce de Lyon (future EM Lyon), ses camarades s'étonnent qu'elle ne connaisse pas Bill Gates, le cofondateur de Microsoft qui devient l'année suivante l'homme le plus riche du monde. Mais Anne-Laure Delatte s'intéresse déjà moins à faire tourner une entreprise cotée en bourse qu'à comprendre le monde à travers l'économie. Et puis elle voit poindre les soucis : "Ça commence en 1995 avec la crise mexicaine, puis en 1997 il y a la crise asiatique… Je me dis que ça déconne vachement, ce système capitaliste !"

Crises du capitalisme

Un temps employée au service marketing d'une marque d'eau minérale, où elle s'ennuie "ferme", Anne-Laure Delatte ne tarde pas à reprendre le chemin des études, jusqu'à écrire une thèse sur la crise argentine de la fin des années 1990. Son angle d'analyse, macroéconomique, s'appuie sur les grands agrégats comme la consommation, la production ou l'investissement. Les théories libérales et néolibérales ne sont pas vraiment sa tasse de thé, la chercheuse ne considérant pas les crises comme de simples accidents du capitalisme : "Sans action de l'État, les nouveaux équilibres après les crises se font systématiquement au détriment des populations les plus pauvres. Elles renforcent donc le capitalisme plus qu'elles ne créent de nouveaux modèles."

Pour diriger sa thèse, elle avait choisi Michel Aglietta, un économiste hétérodoxe de l'école de la régulation, synthèse du marxisme et du keynésianisme, dont elle avait piqué un livre à la bibliothèque de son école de commerce. Anne-Laure Delatte ne souhaite pas cantonner ses recherches aux cercles académiques mais veut, avec d'autres élèves du professeur, s'adresser aux milieux économiques. "On a voulu intégrer une forte dose de mathématiques pour montrer aux autres économistes que l'on parle le même langage et que l'on peut se comprendre, explique-t-elle. Par exemple, on a réussi à démontrer qu'un système public de santé consomme moins de ressources qu'un système privé."

La vie lesbienne

Sa thèse terminée, et après avoir suivi le père de ses enfants à Hong Kong, elle doit cette fois faire face à une crise personnelle, à laquelle elle trouve vite une solution, un nouveau modèle : à 38 ans, elle fait son coming out. Ayant décroché un poste à l'université de Princeton, l'économiste découvre tous les week-ends la vie lesbienne à New York : "J'ai été plongée dans le bain. On pouvait se faire des restos, des expos ou des cinés sans jamais croiser d'hétéros, avec plein de lesbiennes qui adorent la fête ! Pendant la semaine, je redevenais la maman parfaite, à l'américaine, et on me prenait pour une hétéro", se souvient-elle.

Peu à peu, ses travaux commencent à intéresser les milieux politiques. En 2016, elle devient directrice adjointe d'un centre d'études qui nourrit d'analyses les Premiers ministres. À la même période, elle participe, aux côtés de l'économiste Thomas Piketty et de la professeure de droit public Stéphanie Hennette-Vauchez, aux travaux qui aboutissent en 2017 à un Traité de démocratisation de l'Europe, qui imagine un budget européen.

Car à ses yeux, les chercheurs ne devraient pas rester dans leur tour d'ivoire. C'est pourquoi elle répond favorablement à l'invitation de l'eurodéputé Pascal Canfin, ancien ministre écologiste sous François Hollande ayant rejoint La République en marche – il avait remarqué son article sur la manière dont la crise grecque de 2010 a été amplifiée par la spéculation financière –, d'intervenir au Parlement européen. À partir de septembre 2023, elle participe aux réunions impulsées par le millionnaire Olivier Legrain, qui souhaite un programme commun pour la gauche autour des frondeurs de La France insoumise François Ruffin, Clémentine Autain et Alexis Corbière, du socialiste Boris Vallaud, de l'écologiste Éric Piolle… Et à ceux qui trouvent paradoxal qu'une économiste de gauche soit soutenue par quelqu'un qui a fait fortune dans le capitalisme financier, elle réplique : "Les gens très fortunés qui s'engagent à gauche sont très rares. Je salue plutôt son engagement !"

Pour toi, service public

En 2023, elle fixe aussi toutes ses idées dans un livre au titre programmatique : L'État droit dans le mur, rebâtir l'action publique (Fayard). Anne-Laure Delatte y déroule ses propositions : réduire drastiquement les niches fiscales des secteurs polluants, assumer un endettement public au service de la transition écologique, développer les sociétés coopératives comme alternatives aux entreprises capitalistes, remettre en place un contrôle parlementaire de la Banque centrale européenne et de la Banque de France… Malheureusement, déplore-t-elle en conclusion, ce projet est "irréaliste", du moins "tant que l'ordre politique néolibéral sera en place".

Quand Emmanuel Macron dissout l'Assemblée nationale en juin 2024, la gauche doit trouver au pied levé un programme commun. Anne-Laure Delatte est prête et défend un État fort, capable de protéger les citoyens des risques à venir : crises climatique et sociale, crise des services publics… Comme Lucie Castets, la candidate du NFP pour Matignon qu'elle connaissait déjà et qu'elle a abreuvée de notes, elle estime qu'il faut rompre avec une politique centrée sur la compétitivité des entreprises. "On nous serine sur le coût de la protection sociale sans jamais interroger celui des niches fiscales et des aides aux entreprises", souffle-t-elle.

Mais est-ce envisageable dans un air du temps qui fait de l'entreprise le remède à tous les maux ? "Contrairement aux autres courants politiques, la gauche est celle qui réfléchit le plus à sa politique économique. Nous avons un déficit de crédibilité injustifié", observe Anne-Laure Delatte. Avec une idée en tête : après s'être adressée aux milieux économiques, elle veut à présent rendre accessible sa discipline au plus grand nombre.

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