Carlotta Films propose à partir du 11 juin une rétrospective du cinéaste allemand Rainer Werner Fassbinder. L’occasion de se replonger dans sa filmographie aux rôles féminins forts, à commencer par Lili Marleen, qui prend de l'avance et revient en salles ce mercredi.
Il aurait eu 80 ans cette année. À partir du 11 juin, le distributeur Carlotta propose une rétrospective de la filmographie politique et romanesque de Reiner Werner Fassbinder, un cinéaste queer frondeur hanté par le spectre du nazisme. Légèrement en avance, le cinéma Le Champo, à Paris, propose de visionner Lili Marleen (1980) à partir de ce mercredi.
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Né en Allemagne en mai 1945, Fassbinder se fait d’abord connaître au théâtre avant de s’imposer au début des années 1970 comme une figure queer incontournable du Nouveau Cinéma allemand, qui prendra fin avec son décès, en 1982, à l'âge de 37 ans. Cette année-là sort son dernier film, Querelle, adapté du roman éponyme de l'écrivain français Jean Genet sur un marin meurtrier homosexuel.
Les femmes en lutte de Fassbinder
Si ce film, puissamment homoérotique, qui confronte l'acteur américain Brad Davis et l'actrice française Jeanne Moreau, a traversé les époques, l'œuvre du cinéaste est beaucoup plus vaste (44 films en 15 ans). Du film policier au mélo-historique, Fassbinder bouscule les archétypes en projetant ses histoires du côté des exclus d’un monde qui s’embourgeoise et ostracise les homos, les prostituées, les personnes transgenres et les immigrés. De cette violence jaillit un cinéma impétueux et désillusionné, qui raconte en creux la difficulté pour ses protagonistes d’aimer et d’être aimés en retour.
Parmi tous ses personnages, les héroïnes de Fassbinder sont à la fois les reflets d’une époque et des figures d’opposition à celle-ci, chacune d’entre elles n’hésitant pas à user des mêmes armes que les hommes pour s’imposer au sein d’un système oppressif patriarcal. Dans un entretien accordé au magazine Playboy en 1978 (et publié par les éditions L'Arche), il répond aux accusations de misogynie et explique qu’il "montre justement que les femmes sont contraintes, bien plus que les hommes, à avoir recours à des moyens en partie écœurants pour échapper à cette fonction d’objet". Mieux que des mots, ses films parlent d'eux-mêmes.
- Les Larmes amères de Petra von Kant (1972)
Adapté d’une de ses pièces écrite un an auparavant, Les Larmes amères de Petra von Kant met en scène dans une tonalité douce-amère deux femmes qui aspirent à une vie sans hommes. L’une est une styliste réputée, veuve de son premier époux et divorcée du second, l’autre une assistante éperdument dévouée à sa maîtresse. Tandis que Petra (Margit Carstensen) tombe amoureuse de Karin (Hanna Schygulla), aspirante mannequin, Marlene (Irm Hermann) jalouse aussitôt cette relation.
En conservant l’identité théâtrale du texte, Fassbinder confine ses héroïnes dans cet appartement comme pour mieux disséquer la cruauté qui règne au sein de ce couple lesbien. À l’image de l’immense reproduction du tableau de Nicolas Poussin Midas devant Bacchus qui orne l’un des murs et représente une scène mythologique, le film prend vie autour de ces personnages tragiques en proie à la dépendance affective, et glissant inévitablement vers le désespoir.
- L'Année des 13 lunes (1978)
D’après une croyance astrologique détaillée dans le générique d’ouverture de ce film factieux et introspectif, l'année des 13 lunes produit "d'inévitables catastrophes personnelles". Alors qu’Elvira (Volker Spengler, acteur fétiche de Fassbinder), femme transgenre, se relève d’un lynchage aux premières lueurs du jour sur les quais fluviaux du Main, lieu de cruising gay, son compagnon met un terme à leur liaison et disparaît.
Au gré de multiples rencontres et déambulations dans les rues de Francfort apparaît le désarroi de cette femme sans cesse isolée dans le cadre. Humiliée et délaissée de tous, elle a pour seul réconfort la présence de Zora-la-rouge (Ingrid Caven), une travailleuse du sexe à la posture maternelle. Le cinéaste, endeuillé après le suicide de son amant Armin Meier, révèle la douleur viscérale qui succède à la rupture mais surtout la férocité exercée par la société à l’égard de ceux qui ne répondent pas à la norme.
- Le Mariage de Maria Braun (1978)
Alors que les bombardements ravagent la ville de Berlin, Maria Braun (Hanna Schygulla) se marie avec un soldat sur le point de rejoindre le front de l’Est. Quand on lui rapporte sa disparition, elle entame une liaison avec un soldat américain noir puis s’entiche de Karl Oswald (Ivan Desny), un riche industriel français. Avec ce mélodrame d’époque, Fassbinder commence sa Trilogie allemande (suivront Lola une femme allemande et Le Secret de Veronika Voss), qui marque un tournant dans sa filmographie.
Ces trois films ont en commun de raconter, à travers le destin de leurs héroïnes, la reconstruction du pays et le "miracle économique" en RFA dans les années 1950. Avec Le Mariage de Maria Braun, Fassbinder revêt avec brio les couleurs du mélodrame hollywoodien, à la manière d'un Douglas Sirk dont il admirait le travail. En dévoilant non sans cynisme l’opportunisme de son héroïne désenchantée, le film dresse le portrait âpre des tourments amoureux au lendemain de la guerre.
- Lili Marleen (1980)
À partir de cette chanson culte des années 1940, Fassbinder adapte librement la romance entre la première interprète de cet "hymne sentimental en temps de guerre", Lala Anderson, et le compositeur juif Rolf Liebermann. "Une histoire d'amour entre deux personnes, qui en vérité est pour elles deux le grand amour de leur vie (…) parce qu'il ne peut pas se réaliser", explique-t-il à la revue Kino en 1980 (L'Arche).
Dès 1938, Willie se produit sur scène devant un auditoire nazi, leurs chemises brunes contrastant avec le tailleur rose de cette star du cabaret instrumentalisée par la propagande. L'actrice Hanna Schygulla, dans l’un de ses plus beaux rôles, incarne toute l'ambivalence d’une femme tiraillée entre son désir de gloire et son effroi face aux persécutions en cours. Fassbinder sonde au fil de cette fresque qui mêle récit d’espionnage et drame historique, les blessures individuelles de ce couple et celles, collectives, de la société allemande.
- Le Secret de Veronika Voss (1981)
En 1955 à Munich, un journaliste sportif rencontre Veronika Voss (Rosel Zech), une actrice déchue, ancienne protégée de Joseph Goebbels, addict à la morphine et manipulée par la Docteure Katz, une médecin sans scrupules qui lorgne un testament en sa faveur… Lauréat de l’Ours d’or à la Berlinale en 1982 et dernier volet de sa Trilogie, Le secret de Veronika Voss s’inspire en grande partie de la trajectoire de Sybille Schmit, icône damnée du cinéma d’avant-guerre, connue pour son rôle dans Vampyr (1928) de Carl Theodor Dreyer.
Entremêlant l’esthétique du mélodrame à un noir et blanc post-expressionniste, Fassbinder propose une incursion crépusculaire auprès de ce personnage complexe, égérie d’un monde révolu. Le cinéaste propose une fois de plus de disséquer impudemment l'Allemagne des années 1980, à qui il tend un miroir sans concession.
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Crédit photo : Carlotta Films