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ParisCréation d'un centre d'archives LGBTQI à Paris : le projet vire au panier de crabes

Par Tom Umbdenstock le 19/04/2022
La mairie de Paris gère le dossier de création d'un centre d'archives LGBT

Alors que le projet de création d'un centre d'archives LGBTQI à Paris avait enfin connu des avancées depuis un an, il est aujourd'hui de nouveau embourbé. Parti d'une collaboration entre la mairie et les associations concernées, le dossier a viré à une bataille de tranchées où se mêlent désaccords militants, incompatibilités d'humeur, défiance politique et problèmes de sous… Décryptage du dossier le plus miné de la capitale.

À force de patiner, c'est d'une arena que risque bien d'accoucher le projet de création d'un centre d’archives LGBTQI à Paris. En février 2021, le dossier semblait aboutir enfin à un consensus, permettant son vote à l'unanimité du Conseil de Paris. Un an plus tard, le 23 mars dernier toujours au Conseil de Paris, le conseiller Aurélien Véron (Changer Paris, opposition de droite) propose le financement par la ville d’un "projet de préfiguration" visant à avancer concrètement, rappelant : “Nous avons voté la création d’un centre d’archives LGBT (...) afin de donner un espace mais aussi un budget de fonctionnement au collectif archives LGBTQI”. Il s'agit de fournir deux salariés, un local temporaire et 175.000 euros afin de gérer par exemple les parties "Collecte, traitement archives physiques et orales", "Conception de la programmation culturelle et scientifique" ou encore "Conception des espaces et principes de gouvernance" du dossier. Mais la majorité municipale vote contre, mettant en lumière des désaccords persistants avec les associations impliquées ainsi que des incompatibilités tenaces entre ces dernières.

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Un local proposé pour les Archives

Entretemps, une étape cruciale avait pourtant été franchie : comme promis, un nouveau local avait été proposé par la mairie, rue Molière dans le centre de Paris, à quelques pas du Louvre. “Sur les trois associations avec lesquelles nous discutons, qui ont toutes été voir ce lieu, une d’entre elles nous a déjà manifesté son intérêt. Nous attendons de voir ce que veulent faire les deux autres associations. C’est à partir de ce moment-là qu'elles et elles seules décideront ce qu’il y a à faire”, explique devant le Conseil de Paris Jean-Luc Romero-Michel, adjoint d'Anne Hidalgo en charge du dossier, pour justifier l'opposition de la majorité au voeu d'Aurélien Véron. Il fait encore valoir que le financement proposé de la préfiguration ne correspond qu’à un seul des trois projets, celui porté par le Collectif Archives LGBTQI, qui revendique 100 membres adhérents à titre individuel et 17 associations adhérentes au titre de personnes morales. C'est cette association qui a manifesté son intérêt pour le local, même si Sam Bourcier, membre du Collectif et prof à l'université de Lille, explique à têtu· qu'“on pourrait imaginer un lieu moins cher, plus populaire et moins éloigné des banlieues…”.

"C’était trop petit, à partir du moment où nous disions que nous sommes trois associations et que nous n’arrivons pas encore à nous mettre d’accord sur la gestion du lieu."

Michèle Larrouy (ARCL)

Or, deux autres associations, disposant également d'archives, réclament des locaux et étaient d'ailleurs mentionnées dans la décision de création d'un centre : les Archives et Recherches culturelles lesbiennes (ARCL) ainsi que de l’Académie gaie et lesbienne (AGL). Problème : les besoins en termes de surface exprimés par ces trois assos paraissent incompatibles en l'état avec le lieu proposé. À terme, le Collectif Archives LGBT réclame 1.000m2. Au nom de l'Académie gay et lesbienne, son président Hoàng Phan Bigotte conteste n'avoir pas manifesté son intérêt pour les locaux de la rue de Molière : “J’ai dit publiquement à une réunion avec la mairie de Paris que 'le local est formidable, c’est génial, c’est le rêve, c’est beau, c’est sain, c’est sec, il n'y a pratiquement pas de travaux’”. Thomas Leduc, son vice-président, reconnaît toutefois : “On a manifesté notre intérêt pendant une réunion mais on n’a pas fait de courrier formellement". Quant à la taille des locaux, l'AGL réclamait 300m2 mais se dit prête à diviser équitablement les locaux proposés : “Puisque la mairie propose un local pour trois, on demande un tiers du local, c’est-à-dire à peu près 200m2”. Les ARCL, qui demandent également 300m2 – soit à peu près l’équivalent de l'espace dont elle disposent actuellement au sein de la maison des femmes dans le 12e arrondissement –, n'ont en revanche pas été intéressées par la rue Molière, nous explique sa responsable, Michèle Larrouy : "C’était trop petit, à partir du moment où nous disions que nous sommes trois associations et que nous n’arrivons pas encore à nous mettre d’accord sur la gestion du lieu".

Incompatibilités à tous les étages

Voilà bien l'autre bât qui blesse : au-delà des incompatibilités pratiques liées à la surface, le dialogue s'avère difficile entre les deux associations et le collectif, révélant des désaccords militants mêlés d’incompatibilités d’humeur, que les promesses de création du centre avaient un temps occultées. “Depuis que le collectif est créé, on veut travailler avec l’Académie gay et lesbienne et les ARCL, de quelque manière que ce soit, par exemple numérique", affirme Sam Bourcier. Mais Hoàng Phan Bigotte se montre net sur le refus de l’Académie gay et lesbienne de travailler au sein du Collectif, qu'elle a quitté fin 2020 après que ses membres disent s'être sentis attaqués et instrumentalisés : “Nous voulons continuer à faire notre travail tranquillement et en toute indépendance, en toute autonomie. Nous voulons un tiers du local avec un mur de séparation”. Relancé sur la possibilité d’une cogestion de l'espace, il reste intraitable : “Non, nous voulons un tiers du local, autonome, point final”. Et de faire valoir son inquiétude quant au devenir de ses archives rassemblées depuis les années Sida, évoquant “une responsabilité morale” à leur endroit : “Il y a des gens de la direction du Collectif qui disent qu’ils ne veulent pas d’archives poussiéreuses, d’archives mortifères. Je suis un des rescapés du Sida, j’ai chopé ça en 1987. J’ai gardé plein d’archives, j'ai peur que le collectif jette tout ça à la poubelle parce qu'ils ne les aiment pas".

Pour les ARCL, Michèle Larrouy ne dit pas autre chose, mettant en avant l’ancienneté de leur fond et tout le travail de collecte effectué depuis des décennies : "On veut une autonomie de chaque fonds et on veut gérer notre lieu, notre fonds". Deuxième raison invoquée : le besoin de non-mixité dans un lieu "ouvert à toutes les femmes", philosophie qu'elle juge incompatible avec le partage de parties communes avec d’autres associations qui ne partagent pas cette posture : “La Maison des femmes de Paris, où les ARCL sont accueillies sur 200 m2, n’accueille pas de mecs parce que le collectif MDF et différentes associations accueillent des femmes et travaillent énormément sur les violences subies". Évidemment, dans cette affaire, aucune des partie prenantes ne veut que son association soit tenue responsable des difficultés dans la mise en place du centre d’archives. Michèle Larrouy propose donc une piste de solution : "Un lieu d'environ 900 m2 divisé par trois pour commencer, un lieu assez grand avec des salles communes d'exposition. Il faut déjà que la mairie propose un local facile d’accès au loyer modique, pour que les trois assos commencent à fonctionner et ainsi puissent penser à co-gérer ensuite".

"Si vous ne voulez pas faire une fusion d’associations, on comprend tout à fait : faites donc un accord de gestion…"

Jean-Luc Roméro-Michel

Au passage, Michèle Larrouy souligne : “Je pense que sur les trois associations, nous ne sommes que deux à avoir des fonds très anciens et divers. Les archives lesbiennes et LGBTQ ont des fonds qui datent des années 1960/1970. L'académie et Hoang disent qu’ils archivent depuis le début de l'épidémie de Sida mais ils ont des fonds plus anciens. Et pour le Collectif, on ne sait pas mais leur demande étaient un espace de 600 m2 lors des dernières réunions avec la mairie". Un distinguo qu'a également fait Jean-Luc Romero-Michel dans sa réponse à Aurélien Véron lors du Conseil de Paris du 23 mars : “Il n’y a pas une seule association, il y en a trois, et celles à laquelle vous faites référence [Le Collectif] n’a pas d’archives”. Dans un "fact-checking" communiqué quelques jours plus tard, le Collectif assure néanmoins disposer “de fonds d’archives orales et des fonds physiques qu’il a déjà recueillis et sont conservés, faute de lieu, chez des membres du Collectif". Et d'ajouter : "Faute de lieu, les associations dont Le Tango et les Amis du Patchwork des Noms, et les particulier·ère·s qui souhaitent déposer leurs fonds ne peuvent le faire. Ce sont des années de dépôt qui se perdent à cause des blocages de la mairie".

Auprès de têtu·, Jean-Luc Romero-Michel répète son message aux associations : “Il est hors de question de privilégier un projet par rapport à un autre. Il y a trois structures qui veulent avoir un local, trois structures qui veulent nous faire un centre d’archives. Nous on leur a dit qu'il n'est pas possible d’avoir trois lieux. Si vous ne voulez pas faire une fusion d’associations, on comprend tout à fait : faites donc un accord de gestion et vous gardez votre indépendance, mais vous gardez aussi une grande salle d’exposition et une bibliothèque, que vous partagez, donc il faut bien que vous la gériez ensemble ! Il n’y a pas d’autre solution.

Qui va financer le centre d'archives ?

Mais surface et modalités de gestion du centre d’archives ne sont pas les seuls motifs de désaccord qui font patiner le projet. Il y a aussi une question de gros sous : qui va payer ? En février 2021, il était demandé par le Conseil de Paris “que les adjoint-e-s concerné-e-s mobilisent la Région Île-de-France et l'État afin que ce projet puisse pleinement être financé et valorisé à la hauteur de son intérêt général". En mars dernier, Jean-Luc Romero-Michel réitère cette exigence : “Cela était inscrit dans le vœu de l’exécutif adopté à l’unanimité en février 2021 – le soutien d’autres partenaires publics, la Région Île-de-France et le ministère de la Culture nous apparaissaient comme indispensables. Ce projet a une dimension nationale et nous n’avons pas vocation, mes chers collègues, à financer seuls ce projet". Le jour même, Aurélien Véron affirme que “Valérie Pécresse au nom de l’Ile-de-France et la DILCRAH [Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT] se sont engagés à soutenir financièrement ce projet”. De son côté, le Collectif assure dans son communiqué de presse que “les demandes du Collectif auprès de Jean-Luc Roméro-Michel, de réunions avec les différentes parties prenantes (l’État, la Région et divers investisseurs) et les adjointes de la mairie au Patrimoine, Laurence Patrice, et à la Culture, Carine Rolland, sont restées lettre morte".

"Vous avez votre local, faites votre accord de gestion et dites-nous combien ça va coûter…"

Jean-Luc Romero-Michel

À ce stade, Jean-Luc Romero-Michel craint qu’un engagement de la ville de Paris sans garantie de financement de la part de la région et de l’État soit trop risqué : “S'ils ne sont pas dans le projet dès le départ, jamais vous ne voyez un centime arriver…”. Et de renvoyer la balle aux assos désaccordées : “Vous avez votre local, faites votre accord de gestion et dites-nous combien ça va coûter, pour la région, pour l’État et pour la ville de Paris". Un prétexte, estime Sam Bourcier, pour qui la majorité socialiste “ne veut pas l’autonomie parce qu’il y a une grande tradition clientéliste, parce qu’on veut contrôler, parce qu’on ne veut pas non plus quelque chose avec une vraie vision ni donner beaucoup d'argent parce qu’on a pris l’habitude de faire du pinkwashing avec deux francs six sous…” Ambiance.

Dans ce panier de crabes, il faut ajouter le jeu d'échecs politique en coulisses. Aurélien Véron estime ainsi que Jean-Luc Roméro-Michel veut avoir sous tutelle les associations parisiennes LGBT, tandis que ce dernier parle de “piège électoral d'Aurélien Véron qui, je vous le rappelle, est candidat dans le centre de Paris…” Lors d’une brève rencontre au Printemps des Assoces, Rachida Dati, la maire trublion du 7e arrondissement et présidente du groupe Changer Paris, s'en est mêlée à son tour, annonçant au Collectif Archives LGBTQI qu’elle proposerait “un fléchage d’un autre budget en contournant la mairie de Paris”.

Résultat des courses, en ce printemps 2022, l'exaspération se sent chez chaque partie prenante au dossier. Comment en sortir ? “S’ils ne se mettent pas d’accord dans un délai raisonnable, c’est-à-dire certainement avant la fin du mois d’avril, je trancherai, avertit Jean-Luc Roméro-Michel auprès de têtu·. Personne n’est plus légitime qu’un autre, et on ne peut pas quand même pas avancer sur un projet où l’essentiel des associations qui ont les archives ne seraient pas prises en compte.” Du côté de l'Inter-LGBT, collectif habitué des dissensions militantes entre associations, le porte-parole Matthieu Gatipon ne se montre guère optimiste : “Un projet qui satisferait les trois assos, ça n’arrivera pas. Attendre qu’elles se mettent toutes d’accord avant de démarrer, à mon avis, c'est une façon d’enterrer le projet.” Fans de poker menteur, restez en ligne…

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