[PREMIUM] À 42 ans, la réalisatrice lesbienne Émilie Jouvet revient avec "Mon enfant ma bataille, 35 ans de luttes des familles homoparentales". Dans ce documentaire, qui sera diffusé en avant première ce 1er février, elle donne à voir une histoire rarement, voire jamais représentée à l'écran : celle des familles LGBT+, à travers la création et l'évolution de l'APGL, Association des parents et futurs parents gays et lesbiens, pionnière dans la lutte pour les droits des parents homosexuel.le.s.
"Est-ce que nos corps nous appartiennent, en tant que femmes et personnes LGBT, ou appartiennent-ils à l’Etat et à la société ?" C'est la question que l'on retrouve en filigrane dans toutes les œuvres d'Émilie Jouvet, et qui la poursuit inlassablement. Depuis une vingtaine d'années, la réalisatrice et photographe a donné à voir le corps des femmes, et plus largement des personnes LGBT+, sous toutes ses coutures les plus queer. Elle a représenté leur sexualité dans des films pornographiques féministes avec "Much more pussy !" ou "One night stand". Elle montre la parentalité lesbienne avec le plus sage "Aria", dans lequel elle raconte son propre parcours de PMA en Belgique, puis a de nouveau bousculé les diktats entourant la perception des corps queer et féminins, dans le très hybride et déstabilisant "My body, my rules", son dernier long-métrage, sorti en 2017.
À 42 ans, l'une des rares réalisatrices ouvertement lesbiennes que l'on compte en France revient avec "Mon enfant ma bataille, 35 ans de luttes des familles homoparentales", un documentaire sur l'histoire de l'APGL, Association des parents et futurs parents gays et lesbiens, diffusé en avant-première ce 1er février à Paris. Nous l'avons rencontrée alors qu'elle était en train de finaliser son générique, peu avant la projection.
Quelle est la genèse de ce projet de documentaire ? C’est l’APGL qui t’a demandé de le réaliser ?
Cela faisait très longtemps que les membres de l’APGL avaient dans l’idée de laisser un témoignage de leur histoire, mais ils ne savaient pas sous quelle forme. Ils sont plusieurs à avoir vu "Aria", mon précédent long-métrage qui parle aussi de PMA et d’homoparentalité, et ils se sont dit que cela serait génial de faire un film. Ils me l’ont proposé et j’avais très envie de retravailler sur ce sujet-là. "Aria" était un film très personnel, avec un format vraiment orienté art contemporain. Or, la thématique est tellement large que j’avais encore plein de choses à dire. Là je trouvais intéressant de faire l’historique d’une association qui a 35 ans et de voir son évolution.
J’ai découvert des gens hyper investis, qui ont mis toute leur vie au service des droits des homoparents, sans forcément être mis en avant. On connaît beaucoup de grosses associations, comme Act Up et Aides qui ont fait des coups médiatiques, mais pas l’APGL, notamment car ses militants étaient coincés par le fait d’avoir des enfants. À l’époque où l’association s’est créée, on retirait leurs enfants aux homos en raison de leur orientation sexuelle. Ils devaient donc agir tout en restant discrets. Mais dans les moments où les décisions se prenaient et où il fallait être présents, ils étaient là et faisaient bouger les lignes.
Tu penses à un événement en particulier ?
Je pense aux auditions lors des débats sur le mariage pour tous. C’est l’APGL qui a insisté pour que les enfants soient entendus. Ce n’était pas du tout prévu. C’est l'association qui s'est battue pour que les principaux concernés soient entendus. Et ça a joué énormément je pense, que ceux qui sont devenus grands puissent s’exprimer. On a vu qu’ils n’étaient pas des enfants malheureux et maltraités, comme certains le prétendaient. En 35 ans, les militants ont réussi petit à petit à investir ces lieux de pouvoir décisionnaire.
Dans le film, tu fais justement démarrer l’histoire de l’homoparentalité à 1986, année de création de l’APGL.
Oui, comme l’idée était vraiment de suivre l’histoire de cette association. Mais il faut savoir que le mot homoparentalité n’existait pas encore. C’est Martine Gross (sociologue au CNRS, qui a été co-présidente de l’APGL, ndlr) qui l’a introduite quelques années plus tard. Quand elle a commencé à produire des livres, elle s’est rendue compte qu’aucun texte ne parlait de cette thématique en France. Il a fallu trouver un titre, et c’est là qu’elle a choisi le terme d'homoparentalité, qui a été repris non seulement en France, mais également dans plein d’autres pays. C'est important car, comme le dit Martine Gross, tant qu’un mot n’existe pas, les gens ne peuvent pas le conceptualiser.
Tu évoquais les témoignages d’enfants lors des auditions du mariage pour tous. On les voit justement dans ton film. Il était important pour toi de les montrer ?
Oui, parce que ce qui est reproché le plus par les opposants, c’est que les homos auraient des enfants comme ils prendraient un animal ou un jouet. Qu’ils seraient incapables de les rendre heureux. Donc il fallait que ces enfants, puissent s’exprimer.
Je voulais aussi avoir des enfants de tous âges. J’ai par exemple passé la journée chez un couple de femmes qui ont eu deux petits garçons par PMA. Et pour eux, c’est la normalité, ils sont naturels, sans filtre.
"Au départ, nous avions prévu d’en faire un moyen-métrage, mais il y avait finalement tellement de matière qu’on en a fait un long-métrage."
Tu ne parles pas d'autres associations, comme l’ADFH, Association des familles homoparentales. Est-ce un choix ?
Il y avait déjà tellement de choses à dire rien qu’en suivant la vie de l’APGL, que j’étais obligée de rester sur cette ligne. J’avais 200 heures de rush, donc il y a des témoignages géniaux et des débats vraiment passionnants à l’Assemblée que j’ai dû couper.
J’ai mis plus de trois mois pour tout visionner, parce que j’avais filmé pendant un an. Au départ, nous avions prévu d’en faire un moyen-métrage, mais il y avait finalement tellement de matière qu’on en a fait un long-métrage. Il faudrait que je fasse une série, en fait.
"Je ne suis pas partie en vacances pendant les cinq années qu'il m'a fallu pour tomber enceinte."
Dans "Aria", tu montres ton propre parcours de PMA en Belgique, en plein pendant les débats sur le mariage pour tous. Comment as-tu vécu cette période ?
Très mal (rire nerveux). Super mal même ! Les parcours de PMA sont, en général, très difficiles. Même pour celles qui le font en France, qui sont hétéros, qui cochent toutes les cases, c’est très éprouvant. Alors, quand on doit partir à l’étranger, contacter je ne sais combien de gynécologues en France qui nous claquent la porte au nez parce qu’ils ne veulent pas nous aider, ou que ceux qui acceptent se retrouvent investis d’un pouvoir sur ta vie, en décidant ou non de te donner telle ordonnance… On se retrouve dans un espèce de système de prohibition où tout se monnaie. On est obligées de mentir. C’est assez terrible, car quand on veut un enfant, il faut se sentir bien dans sa tête. Et le corps a besoin d’être dans une bonne condition pour pouvoir se dire "je vais devenir mère". Alors, quand on vit ça de manière contrariée, empêchée, il est d’autant plus difficile de tomber enceinte et de mener à bien ce type de projet.
Sans parler du coût… C’est hors de prix. Je ne suis pas partie en vacances pendant les cinq années qu'il m'a fallu pour tomber enceinte. Le moindre centime économisé partait là-dedans.
C’est également très grave d’un point de vue médical, parce qu’on n’est pas suivies directement. Et psychologiquement, c’est une énorme violence. Ce qui fait que ce parcours est souvent accompagné de dépression. Quand ça ne fonctionne pas, on doit digérer la tristesse due à cet échec, mais sans vraiment pouvoir se confier, parce que c’est encore très tabou. Les médias n’arrêtaient pas de nous montrer du doigt, donc on ne se sentait pas à l’aise ni légitimes. Moi je cumulais les deux en plus : lesbienne et célibataire !
"C’était d’autant plus dur d’entendre dire, dans les médias, que la PMA était réservée aux personnes ayant des problèmes de fertilité, parce que j’étais la preuve vivante que c’était faux."
Tu penses que ce climat LGBTphobe a joué sur le fait que tu aies mis cinq ans à tomber enceinte ?
C’est-à-dire que j’ai, en plus, de l’endométriose, une maladie qui rend infertile. Donc c’était d’autant plus dur d’entendre dire, dans les médias, que la PMA était réservée aux personnes ayant des problèmes de fertilité, parce que j’étais la preuve vivante que c’était faux. Mon médecin m’a dit : "Votre seule et unique chance de tomber enceinte, c’est de faire une PMA". J'ai dit que j'étais d'accord et il m’a dit : "Bah venez avec votre mari". Lorsque je lui ai dit que je n’en avais pas il m'a répondu : "Alors on ne peut pas vous traiter." En gros : tant pis, vous n’aurez jamais d’enfant. Or les femmes lesbiennes et célibataires peuvent elles aussi être atteintes d’infertilité et on refuse de les traiter !
Il s’agit vraiment d’une discrimination homophobe. Plus que ça même : sans la présence d’un homme, tu restes avec ta maladie et tu n’auras jamais d’enfant. C’est une vision hyper sexiste et hétérocentrée. C’est fou, parce que j’ai rencontré dans le film un couple de co-parents, composé d’un homme gay et d’une femme hétéro, qui n’ont pas eu à se justifier. Malgré le fait qu'ils ne soient pas en couple, leur projet parental est très solide et bien réfléchi, mais personne ne leur a demandé de prouver quoi que ce soir pour s'inscrire en parcours de PMA. La simple présence d'un homme accompagnant la jeune femme leur a ouvert toutes les portes de la PMA sans aucune difficulté.
Quand les médias traitent de la PMA pour toutes, ils donnent rarement la parole aux femmes lesbiennes, bies ou célibataires, premières concernées. As-tu été sollicitée ?
Jamais... J’ai même signé une tribune sur France Info, qui disait qu’il y en avait assez. Il y a plein de femmes légitimes pour en parler, et aucune de nous n’a jamais été contactée.
"On ne m’a jamais appelée pour parler de PMA sur un plateau télé."
Avant cette tribune, tu n’avais pas du tout été contactée ?
Non. J’ai fait des interviews par rapport à "Aria", mais on ne m’a jamais appelée pour parler de PMA sur un plateau télé. Je pense que les médias mainstream ne sont pas intéressés par l’avis des lesbiennes et des femmes célibataires. Ils préfèrent inviter des gens qui tiennent des propos horribles et violents qui font polémique parce que c’est plus vendeur.
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Qu’attends-tu de la loi sur la PMA pour toutes, et, plus généralement, comme droits pour les familles homoparentales ?
J'attend que la PMA soit ouverte à toutes, et qu’elle soit gratuite bien sûr, car sinon, c’est encore de la discrimination. Il faut aussi changer les modalités de la PMA française. Il y a beaucoup trop de listes d’attente à cause d’une pénurie de gamètes. C’est quelque chose d’extrêmement tabou dans la société française et l’appel aux dons n’est jamais mis en avant. J’espère aussi qu'on pourra lever l'anonymat du donneur pour celles et ceux qui le veulent.
Il y a plein de choses à changer sur la filiation aussi. Il faut qu’un couple de femmes puisse reconnaître l’enfant avant sa naissance, qu’il n’y ait pas besoin de l’adopter. Je suis également pour la reconnaissance de la filiation par plus de deux parents, dans les cas de co-parentalités ou de familles recomposées.
Et puis il faut que l’on ait de vraies discussions sur l’ouverture de la GPA éthique (gestation pour autrui, ndlr).
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Tu es pour la légalisation de la GPA en France ?
Je sais que beaucoup de féministes sont contre la GPA. Moi même, je me questionnais. Mais oui, je suis pour l’ouverture de la GPA dans un cadre éthique, comme cela peut se faire au Canada par exemple. Il faut déjà avoir beaucoup d’argent pour une PMA, mais ce n’est rien comparé au coût d’une GPA. Surtout, ça fragilise les familles parce qu’il est ensuite très difficile de revenir avec l’enfant en France. Il y a tout un blocage administratif qui rend la vie de ces enfants compliquée alors que l’on pourrait faire autrement.
Je pense que les femmes ont toujours et de tout temps, fait des GPA entre amies. Je crois au fait que la GPA peut être quelque chose de possible et de très beau. Encore une fois, le corps des femmes leur appartient, donc s’il y en a qui ont envie de porter un enfant pour aider des gens à devenir parents, ce n'est pas à nous de l'interdire. Il faut juste s’assurer que ce soit fait dans de bonnes conditions, pas sous la pression de l’argent ou d’autres choses.
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"Il y a un sujet que j'aimerais traiter et dont on ne parle pas assez : c’est celui des parents célibataires. Ça, c’est sans doute encore plus tabou que les couples homos."
Quel est ton prochain projet ? Est-ce que tu vas continuer à travailler sur l’homoparentalité ?
Il y a un sujet que j'aimerais traiter et dont on ne parle pas assez : c’est celui des parents célibataires. Ça, c’est sans doute encore plus tabou que les couples homos.
Mais déjà, là, "Mes enfants ma bataille" va sortir. J’ai bien envie de le suivre, d’aller en festival, de le présenter aux gens. L’idée, c’est aussi que ce soit un support de discussion. Ce que j’attends de ce film, c’est qu’il crée des débats.
Qu’est-ce que tu retiens principalement de ce film-là ?
Plein de choses…! (rires) Je suis vraiment contente, parce que c’était non seulement une belle aventure, mais aussi des rencontres de gens super intéressants qui se sont battus. Ce que je retiens aussi, c’est que c’est un combat loin d’être terminé… On a mis 35 ans pour en arriver là, mais il y a encore tellement de choses qui ne sont pas réglées… C’est à ceux qui arrivent après et prennent la relève de s’emparer de ces combats.
Le documentaire "Mon enfant ma bataille, 35 ans de luttes des familles homoparentales" d’Emilie Jouvet est projeté en avant-première le vendredi 1er février 2019, à 19h30, au Conservatoire national des arts et métiers à Paris. Inscriptions via ce lien.
Crédit photo : Emilie Jouvet.