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justice"Il nous a volé notre coming-out" : une affaire d'outing forcé devant la justice

Par Youen Tanguy le 08/04/2019
outing

[PREMIUM] Après avoir été outés de force par leur ex-petit ami, Jamel et Sofiane, deux jeunes hommes vivant en région parisienne, ont décidé de porter plainte pour "atteinte à la vie privée". Pour TÊTU, ils ont accepté de raconter le calvaire qu'ils ont vécu.

9h30, tribunal de Paris. Jamel et Sofiane* sont assis sur l’un des bancs de la vaste salle d’audience 4.22. Les deux hommes, âgés respectivement de 25 et 21 ans, écoutent avec attention leur avocat plaider devant la vice-présidente du TGI (Tribunal de grande instance). « Le coming-out d’une personne homosexuelle n’appartient qu’à elle, lance Me Cellupica d’un ton assuré. Ce n’est pas à votre client [il pointe l’avocat de la défense du doigt] de la révéler à leur place. C’est proprement scandaleux. »

Car si les deux hommes sont présents aujourd’hui, c'est parce qu'ils ont tous les deux attaqué en justice l'ex-petit ami qu'ils ont en commun pour "atteinte à la vie privée". Plus précisément, ces deux habitants de la région parisienne l’accusent de les avoir outés auprès de leurs familles et sur les réseaux sociaux. Un motif qui conduit rarement les victimes à saisir la justice, mais qui, malheureusement, est encore trop courant.

« J’ai vite remarqué qu’il était lunatique et colérique »

Pour mieux comprendre cette affaire, nous nous sommes entretenus avec les deux hommes, qui ont souhaité rester anonymes. Sofiane a été le premier à rencontrer Damien*, en juin dernier. « On s’est connu quand j'étais client dans sa boutique, nous raconte ce jeune homme habillé d’une veste en cuir noir, d’un pantalon de survêtement et d’une paire de baskets blanches. J’ai vite remarqué qu’il était lunatique et colérique. Il essayait tout le temps d’avoir accès à mon téléphone, il voulait savoir où vivaient mes parents… »

Leur relation durera trois mois et se terminera dans le sang. Littéralement. « Quand j’ai rompu et que je l’ai bloqué de tous les réseaux sociaux, il a pété un câble. Il venait en bas de ma porte, jetait des excréments sur ma porte… » Un jour, Damien se rend au supermarché géré par le frère de Sofiane et où ce dernier travaille lui aussi. « J’étais à la caisse et je l’ai vu débarquer. Ma mère était dans l’arrière-boutique. Il m’a demandé de sortir du magasin et m’a arraché mon téléphone d’un coup sec. » Les deux hommes se battent et comparaîtront d’ailleurs en novembre prochain devant le tribunal de Nanterre.

Des faux comptes sur Grindr, Hornet et Instagram

C’est le lendemain, à sa sortie de garde à vue, que Sofiane découvre des profils sur Grindr et Hornet utilisant ses photos. « Ça disait que j’étais une salope, que j’étais un escort… Il donnait mon adresse et mon numéro de téléphone à n’importe qui. » Et ça ne s’arrête pas là. Damien aurait également contacté le frère et des amis de la victime présumée pour leur révéler son homosexualité. « Il a aussi dit à mon frère que j’avais le sida », soupire Sofiane.

Pire : l’accusé présumé aurait aussi créé au moins un faux compte Instagram intitulé « sosobeur_pass », dont nous avons pu consulter des captures d’écran. On y voit plusieurs photos de Sofiane ainsi que des images à caractère pornographique, montrant notamment une sodomie et un sexe en érection.

« Rien ne permet de dire que ces comptes ont été créés par mon client », rejette l’avocat de Damien face au tribunal. Il ajoute que si les publications sur Instagram peuvent effectivement relever de l’outing, et donc de l’atteinte à la vie privée, ça n’est pas le cas pour celles sur Grindr et Hornet. « Les victimes présumées sont déjà outées au sein de ces milieux en étant simplement présentes sur ces réseaux », estime-t-il. Précisons tout de même qu'on peut, si on le souhaite, ne partager ses photos qu'avec certaines personnes sur les applications de rencontre.

« C’était la fin du monde pour moi »

Jamel a rencontré Damien sur Grindr quelques mois plus tard, en octobre. Et c'est presque le même scénario : une histoire qui commence bien et, rapidement, la désillusion. « Au bout d’un mois de relation, j’étais allé passer une soirée chez un ami gay qui m’a dit de me méfier de Damien, car il avait entendu parler de l’histoire avec son ex, Sofiane donc [à l’époque, les deux hommes ne se connaissent pas encore, NDLR]. Le lendemain, j’ai reçu un appel de ma mère qui avait été contactée par Damien. Je ne répondais pas et il voulait savoir où j’étais. J’ai senti mon coeur sortir de ma poitrine. C’était la fin du monde pour moi. »

Lorsqu’il rentre chez sa mère, il apprend que son compagnon a également contacté son frère et le studio de musique dans lequel il fait du rap. Pris de panique, Jamel retourne chez Damien pour s’expliquer avec lui. "Il m'a fait comprendre que je ne devais plus jamais le laisser sans nouvelles, ou bien ça pourrait se reproduire », nous confie-t-il. "J’ai vécu dans la peur et la pression pendant deux mois de plus, complètement soumis à lui. »

« Je vais niquer sa vie jusqu’au bout »

Courant décembre, les deux hommes partent aux Canaries ensemble. Hasard du calendrier, nous raconte Jamel, son ex est également en vacances sur l’île au même moment. Sur place, l’ambiance vire au cauchemar. « Il était très jaloux et a fini par retourner à l’aéroport sans moi. »

Dans un enregistrement audio constaté par huissier, que nous avons pu écouter, on entend distinctement un échange téléphonique entre Damien et l’ex de Jamel. Il a jeté son passeport : « Qu’il fouille toutes les poubelles de la rue s’il veut. Une par une. Dis-lui bien que je vais niquer sa vie jusqu’au bout. Demain, j’envoie toutes les photos (…) j’ai des vidéos où je l’embrasse à l’hôtel. J’ai capturé tous ses amis un par un sur Instagram et je vais tout envoyer demain (…) il va kiffer sa journée. »

Jamel retourne dans ses bras quelques jours plus tard pour éviter le pire avant de se décider, finalement, à le quitter. « Soit tu restes avec moi dans la discrétion, soit je balance à tout le monde et tu assumes », lui aurait alors dit Damien. Peu importe, sa décision est prise. « Je suis parti directement au commissariat et, alors que j’étais sur le chemin, c’est là que ça a commencé. »

La mère et le frère de Jamel reçoivent des photos et des vidéos des deux hommes en train de s’embrasser. Des faux comptes apparaissent sur Instagram, Grindr et Hornet. « Il racontait que j’étais passif, que je me faisais baiser trois fois par jour et que kiffais les mecs blancs, nous explique Jamel. En moins de 24 heures, l’information a circulé auprès de tout le monde et je faisais l’actualité dans ma cité. »

« J’ai songé à me suicider »

Les vies de Sofiane et Jamel sont bouleversées depuis leur outing forcé. « Il nous a volé notre coming-out, regrette le premier. Je viens d’une famille de confession musulmane et c’est un sujet que j’aurais peut-être abordé dans 30 ans, voire jamais. Mais ça aurait dû être mon choix. » Aujourd’hui, il ne parle presque plus à son frère et il envisage de changer d’université l’an prochain, pour aller quelque part où personne n’a entendu parler de lui. 

Jamel, lui, a été contraint de quitter le domicile familial. Il vit désormais chez sa tante. « J’ai tout perdu, murmure-t-il. Je n’ai plus d’amis et j'ai arrêté la musique. Tout le monde m’a tourné le dos. » Il craint également pour sa sécurité : « En retournant dans ma cité, je me suis fait courser par une bande de jeunes qui voulaient m’arrêter en voiture ». Et d’ajouter, bouleversant : « J’ai songé à me suicider ». Selon son avocat, il s’est vu prescrire 45 jours d’ITT (interruption temporaire de travail) psychologique.

« C’est invivable ce qu’il m’a fait, abonde Sofiane. J’aurais peut-être dû… (il marque une pause) Non en fait, je n’aurais rien pu faire. »

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Une audience de référé

L’avocat des deux hommes, Me Nicolas Cellupica, a réclamé 40.000 euros de dommages et intérêts prévisionnels pour chacun de ses clients ainsi que la suppression de tous les faux comptes Instagram, Hornet et Grindr [ce serait déjà le cas, selon l’avocat de la défense, NDLR].

Des frais « prévisionnels » car l'audience qui s'est tenue le 3 avril dernier jugeait une procédure de référé. Elle permet de demander au juge qu’il ordonne des mesures provisoires, en urgence. L’affaire devra donc être de nouveau jugée sur le fond. Mais pas avant quelques mois, voire quelques années.

Sollicité par TÊTU, Damien nous a simplement répondu par SMS qu’il ne vivait plus en France et que « ces deux personnes ne souhaitent que lui soutirer de l’argent en exagérant les faits ». Le tribunal en jugera.

*Les prénoms et les âges ont été changés.

Crédit photo : Shutterstock.