[Histoire gay] Sur Grindr on peut trouver des amants, des amis, un mari, mais parfois, on a aussi des mauvaises surprises. C'est ce qui est arrivé à Marceau (le prénom a été changé) qui nous raconte, avec ses mots, comment un malentendu a transformé sa nuit en enfer…
Cela se passe il y a cinq ans. Une veille de jour férié, je m’en souviens. Il y a cette électricité qui parade dans les airs. Je me connecte à Grindr. Il est une heure du matin. Je n’ai aucune envie d’explorer l'application. Mais je clique, machinal. Cela commence toujours ainsi. Aussitôt, l’iPhone vibre de messages et de dick pics et d’assauts et de ces formules de rejet dont les mecs ont le secret. C’est la foire à la saucisse et le mythe de Narcisse réunis.
Je remonte les conversations, tombe sur une photo que j’agrandis. Mon doigt sait faire, il zoome, déplace, comme un ouvrier sur sa ligne. Le garçon sous mon doigt est un beau garçon. Il ressemble à un de ces bruns qui font des va et vient romantiques dans les films de Rohmer. Il porte même une marinière et tant pis si c’est cliché. Malheureusement il est hors ligne et c’est là que débute l’errance de nuit.
Grimace sexy
A deux heures du mat’, l’excitation monte comme une vague. J’actualise Grindr, caleçon sur les genoux. Je passe en revue les profils. Les critères. Les corps. Les tailles. Les lubies que des inconnus me proposent d’exécuter en un temps record sur un coin de lit. Je fais l’exigeant. Je sélectionne, ghoste, bloque, on me ghoste aussi, je ne dois pas mentir. Et j’ignore encore que bientôt, le mort-vivant que je suis sera pris en otage par une espèce plus féroce encore.
Il est trois heures quand je tombe sur son profil. Le mec minaude une grimace sexy comme on les aime. Je dis salut. J’écris le t. Même de nuit, je suis quelqu’un d’éduqué. Il me répond vingt minutes plus tard. Il est laconique, pressé, veut régler son affaire au plus vite. Nous nous entendons sur les modalités. Il fera le dominateur, ce sera son rôle, il le peut, photos à l’appui. Mais ses messages se raréfient, j’explore d’autres espaces. Le mec revient. Répond une fois sur trois, semble occupé, à deux doigt d’être ce profil-là qui toujours se débine.
No kpote
Une heure plus tard, il réapparaît. Appelons-le Y. Il m’affirme être en chemin, sur un scooter au fin fond du 11e. Il demande à la va-vite les codes d’entrée, l’étage, la bonne porte, de préférence entrouverte. Je ne cède que le code du portail et j’attends. Je regarde son profil, ses photos, une dernière fois, comme un acquiescement. En titre de profil, je remarque cet émoji de trois gouttes de pluie. J’ai un doute sur son sens –nous sommes en 2014. Je demande alors à Y s’il se protège. Il me répond que non. Sauf que je ne fais jamais sans kpote. J’utilise un k cette fois, je me fonds dans le paysage. Mais Y est déjà là, dans ma cour. Sous ma fenêtre, je vois une lumière de portable éclairant les pavés noirs et alors je lis son nouveau message :
"File moi le second code ou je casse tout en bas."
Mon choix est une peau de chagrin. Soit je le laisse monter et ce type va me réduire en miettes. Soit il mettra sa menace à exécution. J’ai le sang qui bouillonne. Les mains moites. Les regrets dans chaque jambe. Je voudrais désinstaller Grindr, gagner le large, m’atomiser totalement. Sauf que je cède et voilà qu’Y grimpe les escaliers. Il me faut une parade. Jouer l’idiot du village, m’excuser, sourire niaisement. Il tambourine contre le bois, j’ouvre, le regard d’Y ressemble à une caverne.
Du GHB et un aspirateur
De but en blanc, Y me désigne son pseudo sur l’écran. L’emoji et son double-sens. Je bafouille que je n’ai pas saisi l’allusion mais trop tard, Y rentre chez moi. De sa main droite, il empoigne un sac en plastique fendu sur le côté. De l’autre, étrangement, un aspirateur. Est-ce que le mec compte faire le ménage ou bien ? Je n’ose pas lui faire la blague. Il faut dire qu’Y paraît sur le qui-vive. Nerveux. Il gratte durement sur ses avant-bras, ses coudes, ses genoux. Son regard vacille. Y scrute la pièce comme on scrute une énigme, il paraît confus et m’annonce qu’il n’a pas dormi depuis trois jours. Silencieusement, le type se met à poil. Il s’assoit au sol, je regarde sa bite épaisse et son corps qui ne m’excitent plus. Y se gratte toujours, des zones d’ombre se tissent au creux de ses poignets. Et d’une voix claire, je lui redis que je ne coucherai pas sans préservatif. Y réplique sèchement qu’il n’y a rien à craindre.
"Prends un peu de GHB, ça va te détendre, petit pédé."
Aussitôt, mon adversaire déverse sur la table le contenu de son sac Leclerc. Il y a des pipettes carbonisées, des papiers d’aluminium pliés en quatre, des sachets au teint brouillé et des fioles de toutes tailles. Je décline. J’ai l’impression d’asphyxier. Y rit, comme au-dessus. Peu à peu, je me persuade qu’il va m’empoisonner.
Ex-star du porno
Face à moi, Y se rebranche à Grindr. Il sait que je ne baiserai pas cette nuit. Alors peut-être pourrait-il se dénicher une autre cible. En fait, il le décide depuis le début. Avec ou sans mon accord, il organisera chez moi une orgie. Il explore l’appli, parle à des mecs, lance les invitations. Il reconnaît un type avec qui il baise bareback certains lundis de pluie. Il lui dit que nous sommes trois à l’attendre, lui, moi et un mec noir TTBM. Sans attendre, le bonhomme aux yeux tendres se met en chemin. Y me dit qu’il gère ses mensonges, qu’il saura quoi lui dire, que c’est lui qui mène la danse cette nuit. Il la mènera pendant quatre heures.
Le contact arrive, c’est un médecin. Il me regarde, regarde Y. Doc pige l’entourloupe d’Y qui lui sourit de toutes ses dents abîmées. Cette image me frappe. Je reconnais son visage. Y est un ancien acteur porno. Il jouait dans des productions françaises que je matais à dix-sept ans sur mon bureau de lycéen avant le gigot du dimanche. Sur mon canapé, lui et le Doc se mettent vite fait à baiser. Je les trouve grotesque mais je ne dis rien. Je me sens encore en danger.
Raffut sinistre
Alors qu’ils niquent, les deux restent branchés à Grindr et je les vois du bout du salon, sur ma chaise de gardien de musée, scrollant l’appli à la recherche de partenaires tandis qu’ils éructent comme des bêtes esquintées. C’est un raffut sinistre. Je leur dis de faire moins de bruit, ou alors je ne le dis pas. Comme un traumatisme, j’ai oublié parfois.
On sonne à ma porte. Y a enregistré les codes de l’immeuble et les distribue à tous les somnambules prêts à prendre feu. Deux mecs arrivent. Je m’éclipse discrètement. Je pars ouvrir les fenêtres, range mes affaires, mon chéquier, mon passeport, l’Ipad de mon mec qui reviendra demain midi. Je pense à lui très fort et tout à coup je me sens plus bas que terre.
Les deux nouveaux baisent à la va-comme-je te-pousse et mettent les voiles. Je me sens soulagé, imaginant dans la foulée le départ du Doc et d’Y. Mais le binôme s’enfile une ration. Je ne sais pas ce qu’ils prennent. Près de la fenêtre, leurs membres se raidissent, tremblent, épileptiques. Je les maintiens par les épaules, ils manquent de tomber. Je leur dis de faire attention. Y me traite de tapette et me rit au visage.
Nuit interminable
Une heure plus tard, un jeune homme arrive. Puis un plus vieux. Le jeune sort d’une soirée alcoolisée et cherche à se défouler. Il saute à pieds joints dans la flaque chaude de l’orgie. L’autre débarque la fleur au fusil. Il ignore que c’est une partouze sans capote où les drogues jouent les chauffeurs de salle. Il me rejoint dans la chambre. Il me dit qu’il vient de se lever, qu’il partira bientôt travailler. Quand il le dit, c’est le jour que j’aperçois. Le retour au présent. La fin du tunnel. Mais le mec a les mains baladeuses. Il me touche le paquet, se frotte, m’embrasse chaudement sur la bouche. Je prends sur moi, je me laisse faire. Je me suis laissé faire depuis des heures à présent. Jusqu’à ce que je trouve la force de le repousser, dire non merci, non désolé, c’est pas toi, c’est...
Le mec retire sa main. Il me dit qu’il va s’en aller. Sur le pas de la porte, il me souhaite bon courage pour cette nuit interminable. Je me sens désemparé, comme si tout compte fait, je venais de perdre mon seul allié. Me voilà de nouveau démuni face aux azimutés.
"J'ai couché avec des junkies."
Sur le canapé, un jeune étudiant se termine. Sa jouissance lui fait l’effet d’un électrochoc. Il retrouve ses esprits, vient à moi, réalise que pour la première fois, il vient de coucher sans protection. Ses yeux se troublent, il est paniqué. Je lui explique qu’il va s’en sortir, qu’il faudra demander un traitement post-exposition aux urgences et le jeune tournoie dans ma chambre, révulsé, en répétant, "j’ai couché avec des junkies, j’ai couché avec des junkies". Malheureusement, Y l’entend, débarque et le prend au col. Une dispute éclate. Ils s’insultent, comparent leur niveau d’étude, se giflent doucement le minois. Les gestes d’Y sont ankylosés par la drogue. Et dès lors, je comprends que je m’habitue au désastre.
Tandis qu’Y part retrouver le Doc, l’étudiant cherche son téléphone pour se commander un Uber. L’Iphone déchargé, il me demande un cordon et tandis qu’il attend, impassible, devant l’écran noir, l’ivresse le rattrape. Sans un mot, l’étudiant repart baiser. Sans protection une nouvelle fois. Ils se sodomisent longtemps. Presque une heure. Ils changent de position, de rôle. Le jeune étudiant jouit dans Y. Cette fois, il se redresse, ne pleure plus sur son erreur. La tête basse, l’étudiant récupère manteau, son portable et claque la porte.
"Il est chez lui"
Il est sept heures du matin. Le soleil se lève, c’est une couleur rassurante. Je me sens plus assuré et j’annonce aux deux gus qu’il est temps pour eux de dégager. Y crache un mollard à terre, à mes pieds. Il cherche encore à m’impressionner. Ça ne marche plus. Il ricane. Y dit que sa salive a un gout de métal et s’en va ouvrir mon frigo. Le Doc se rhabille, le doigt collé à l’appli, pour se chercher une autre terre d’asile. Y attrape du fromage, des abricots, du jambon et part, bouche pleine, prendre une douche. Il est chez lui, je n’ai pas voix au chapitre. Peu importe, je me dis que c’est presque fini. Le Doc continue les clics, les salut, les envois de pics. Ses yeux allumés ressemblent au malheur. Je regarde ma montre, bâille, ma fatigue écrase tout le reste. Je voudrais que tout s'arrête maintenant.
"Tu as de la chance de t’être bien comporté, je ne te volerai rien. Je prends toujours quelque chose chez les mecs. C’est mon truc. Mon rituel."
Enfin, Y revient dans le salon. Il reprend ses fringues, ses drogues, son aspirateur Rowenta. Il me pique une fiole de poppers et avant de partir, il me dit. Y se met à rire, la gorge gonflée de veines. Je referme la porte derrière eux. Lentement, je glisse contre le mur et allume mon téléphone. J’ouvre Grindr, bloque leurs profils, supprime mon compte sans ciller et sur le plancher matinal, mon corps tremble. J’ai froid.
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